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les dix dernières années de sa vie (de 29 à 19) à cette Énéide, qu’il devait laisser d’ailleurs inachevée et qu’il demandait dans son testament de dé-

truire, ne visait pas seulement à composer la légende d’Énée en adroites répliques aux deux épopées homé-

riques. Pour réussir si bien à faire de son opus magnum une véritable épo-pée nationale, il a su combiner ce plan avec plusieurs autres desseins, dont celui, par exemple, d’y réaliser, par

un savant jeu d’allusions et d’évocations de toutes sortes, la présence de l’histoire romaine entière depuis l’établissement d’Évandre sur le Palatin jusqu’à Auguste. Et, comme Dumézil l’a montré, l’histoire des six derniers chants est organisée plus fondamentalement d’après un autre modèle, pris à une source romaine : la légende de la fondation de Rome par Romulus, qui conserve, sous un déguisement historique, le mythe indo-européen sur la constitution de la société divine complète. Ainsi Énée et ses Troyens, qui apportent en Italie les dieux d’Ilion et une promesse de l’empire mondial, downloadModeText.vue.download 8 sur 567

La Grande Encyclopédie Larousse - Vol. 8

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correspondent à Romulus et aux Proto-Romains de la légende annalistique en tant que représentants de la première fonction. Et de même que ceux-ci, pour combattre les riches Sabins, dont ils avaient enlevé les filles, appelaient en renfort le corps de troupes de l’Étrusque Lucumon, qui leur apportait ainsi un soutien du deuxième niveau, de même Énée obtient l’aide de guerriers d’élite tyrrhéniens conduits par Tarchon afin de se défendre contre l’attaque des Latins. Ceux-ci sont décrits clairement comme des paysans et des pâtres — c’est-à-dire des hommes de la troisième fonction —, que l’action d’une Furie envoyée par Junon avait transformés occasionnellement en soldats (VII, 503-521), et leur roi Latinus est présenté comme un vieillard très riche (praedives) et pacifique. Et, bien que l’Énéide telle que Virgile l’a laissée se termine par la mort de Turnus, peu avant ce dénouement, Jupiter promet déjà solennellement à Junon que, à l’issue de cette guerre, il y aura bien la fusion des Latins et des Troyens, qui, ensemble, devront constituer désormais une race latine (XII, 832-839).

Le Mahābhārata, enfin, que l’on a comparé souvent à l’Iliade et parfois aussi à l’Énéide, est lié effectivement à ces deux grandes épopées de l’Occident par une affinité : son histoire est organisée elle aussi dans une large mesure dans un cadre trifonctionnel.

Ses héros principaux, les cinq frères Pāṇḍava, forment en effet, conjointement avec leur père Pāṇḍu, leurs deux oncles Dhritarāṣṭra et Vidura ainsi que leur épouse commune Draupadī, une équipe bien structurée dont l’agencement correspond exactement à celui d’une liste traditionnelle des divinités qui représentaient les principaux aspects des trois fonctions dans le panthéon des Indo-Européens. Dans une forme archaïque de la religion indienne qui conservait encore intégralement la structure indo-européenne, cette liste comprenait quatre dieux de la première fonction, Varuṇa, Mitra, Aryaman et Bhaga ; deux dieux du

deuxième niveau, Vāyu et Indra ; les jumeaux divins de la troisième fonction, les Aśvin ; enfin, une déesse triva-lente, Sarasvatī, qui réunissait dans sa nature les vertus des trois fonctions et se présentait ainsi comme la synthèse même de tout ce système théologique.

Dans le Mahābhārata, Pāndu est, tout comme Varuna, un roi terrible qui châ-

tie impitoyablement ses ennemis. Et de même que Varuṇa est représenté dans certains rituels comme étant extrêmement blanc (śukla) et sexuellement impuissant (baṇḍa), ainsi Pāṇḍu est lui aussi maladivement pâle et il se voit contraint à l’abstinence sexuelle, de sorte que, pour avoir des descendants, il est obligé de laisser ses deux femmes s’unir à des dieux. L’aveugle Dhritarāṣṭra est chargé par Pāṇḍu de la distribution de la richesse de son royaume et agit, en outre, tout le long du poème comme l’incarnation même du Destin. Il reproduit ainsi très fidèlement le type de Bhaga, le divin distributeur des lots, qui est un dieu aveugle (andha). Vidura travaille constamment pour préserver la cohésion de la famille royale d’une manière qui rappelle de près Aryaman, dont la fonction est de promouvoir l’entente des hommes au sein de la société ārya. Les cinq fils putatifs de Pāṇḍu, Yudhiṣṭhira, Bhīma, Arjuna et les jumeaux Nakula et Sahadeva, sont engendrés en réalité respectivement par Dharma, Vāyu,

Indra et les Aśvin, et ils se présentent comme des répliques épiques de leurs pères divins. Le dieu Dharma (« la Loi, la Justice ») est ici manifestement une forme rajeunie du souverain juriste Mitra ; et Yudhiṣṭhira, dont la nature

douce et pacifique contraste nettement avec l’impétuosité de Pāṇḍu, ressemble effectivement à Mitra, dont un hymne du Rigveda (III, 59) loue l’amitié et la bienveillance. Draupadī, enfin, étant la femme commune de ces cinq frères représentants des trois fonctions, réalise, de cette manière particulière, une synthèse de ce système. Et, comme Dumézil l’a montré par une comparaison avec les matières iraniennes et scandinaves, le conflit qui oppose les Pāṇḍava à leurs cousins, Duryodhana et ses quatre-vingt-dix-neuf frères, qui sont en fait des incarnations des dé-

mons, Kālī et les Paulastya, n’est autre qu’une transposition épique d’un mythe indo-européen relatif à une lutte entre le Bien et le Mal qui doit conditionner l’histoire de notre univers jusqu’à sa destruction sous l’effet d’une grande bataille eschatologique, où les dieux et les démons devront s’entretuer. Cependant, au dernier moment, un dieu (Viṣṇu dans l’Inde ; Vidar en Scandinavie) fera son intervention afin de sauver l’espace du danger de l’anéantissement en le couvrant entièrement de son corps, dont il peut augmenter la taille à volonté. Ainsi sera préservé le cadre pour la création d’un nouveau monde où un petit nombre de dieux qui auront survécu au désastre pourront établir un règne idyllique. Dans le Mahābhārata, ce rôle mythique

du sauveur de l’espace est transposé dans une action d’un avatar de Viṣṇu, Kriṣṇa. En effet, lorsque, à la fin de la bataille de Kurukṣetra, les deux armées ont été déjà presque entièrement exterminées, Aśvatthāman, qui est en réalité le dieu destructeur Rudra-Śiva incarné, voue la lignée des Pāṇḍava à l’anéantissement en frappant d’avance par une arme magique tous leurs descendants à naître. Kriṣṇa fait alors son intervention pour atténuer l’effet de cette malédiction, de sorte qu’un embryon que porte une bru d’Arjuna puisse ressusciter après être né mort.

C’est ainsi que le genre de l’épopée nous apparaît comme tissant un réseau de correspondances profondes entre les diverses civilisations.

A. Y.

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