texte à d’interminables développements moraux. De Mme de La Fayette à Colette en passant par l’hôtel de Rambouillet, les moralistes, Laclos, Benjamin Constant et Raymond Radiguet, c’est tout le « génie » de la littérature française qui passe par ce chemin orné de roses, génie qui est plutôt du talent exacerbé. En veut-on une meilleure preuve ? C’est que « le français n’a pas la tête épique » : la Franciade de Ronsard et la Henriade de Voltaire ont été des échecs retentissants. L’épopée, il faut aller la chercher dans quelques dizaines de vers hugoliens. La litté-
rature française est une littérature de petites pièces.
Cette tendance a conduit la littérature française vers un art difficile. Tout commence avec Ronsard, créateur
d’une « langue » poétique à côté de la poésie toute nue de Villon. À cela il y a deux ensembles de raisons. Ce sont tout d’abord des raisons formelles : le système strophique français a pour origine la mise en musique des poèmes de Ronsard, car c’est cette nécessité du chant qui a amené la Pléiade à la place fixe des rimes ; Malherbe, qui
n’invente pas, mais règle, prend bientôt la succession de la Défense et illustration de la langue française. À l’importance historique capitale de l’Astrée —
c’est un roman, il est énorme, il est en prose, il parle d’amour, et la littérature française est une littérature essentiellement profane, puisque le roman se met en place au XVIIe s., siècle religieux par excellence —, la poésie oppose donc une prééminence de droit, celle du genre fixé sur le genre bâtard. Un second corps de raisons est nettement intentionnel : Ronsard, entré en poésie comme on entre en religion, a fait de la poésie le genre suprême, y voyant l’acte même de la littérature. Le poids de cette aura qui tend à faire de la poésie l’unique « signe » du véritable écrivain a marqué lourdement toute la littérature française, et la « haute litté-
rature », aujourd’hui encore, c’est la poésie. C’est sans doute que « l’on naît poète » et que ce don initial est une pré-
destination divine : certes le vates est-il aussi poiêtês, et la nécessité du métier par tous est-elle reconnue ; mais la poé-
sie est d’abord une connaissance, une approche de la vérité, de cette vérité qui, loin de pouvoir s’exprimer par un mot clé, est seulement une lumière, une trace vers laquelle le poète doit guider le lecteur. Le mythe, l’affabulation poétique ne sont là que parce que la poésie est l’expression concrète d’une vérité pressentie. C’est par la beauté des évocations que le lecteur, envoûté et sous le charme, est conduit à l’intuition initiale du prophète. Ainsi, du Bellay, dans les Regrets, fait de l’art pré-
classique, savant et caché, sur un thème préromantique. Cette quête d’un art difficile a aussi produit des outrances, puisque s’y rattachent les baroques du XVIIe s., les parnassiens, l’école romane de Jean Moréas (1856-1910) et les symbolistes. On peut encore noter que le théâtre, si pratiqué aux XVIIe s.
et XVIIIe s., n’est que « poésies » dramatiques, comiques, tragiques. Cette conception lie le poème à une « belle histoire ». Il s’agit donc bien de communication, mais d’une communication indirecte. Nous sommes ici à l’autre extrémité de notre recherche : partis du style caractéristique des oeuvres, nous voici parvenus au projet personnel des auteurs.
À ce titre, et c’est la dernière des grandes constantes de la littérature française, la théorie des écrivains se partage entre deux grandes directions générales : il y a, d’une part, ceux qui veulent que le lecteur puisse tout comprendre, fût-ce d’une manière indirecte, tels Ronsard ou Proust, et, d’autre part, les tenants de l’hermé-
tisme, comme Maurice Scève ou Sté-
phane Mallarmé. Il va de soi que la poésie est, plus souvent que la prose, le refuge de l’hermétisme. La marque des premiers est le maintien de la rigueur syntaxique et grammaticale ; ceux qui innovent en cette matière se rangent dans la seconde catégorie. Ainsi, s’il est vrai qu’avec Rimbaud la poésie abandonne le discours, ne guide plus le lecteur, mais quitte la voie royale de la « littérature » pour les chemins écartés de l’errance, avec Mallarmé la poésie devient une sente. Dès lors, le problème de la liaison de la création littéraire avec un contexte déterminé, c’est-à-dire avec un public précis, devient essentiel pour la compréhension de l’apparition de telle ou telle attitude intentionnelle. Ici interviennent les considérations historico-socio-économiques dont nous parlions plus haut : ce qui va permettre, en définitive, de ménager des coupes dans la réalité littéraire française, ce sont ces diffé-
rents types de relations entre le ou les artistes et le ou les publics.
Le monde des
belles-lettres
Du IXe au XVIIIe s., un millénaire s’écoule avant que la rupture ne soit consommée entre l’écrivain et le public. Cela ne signifie pas que, pendant ce laps de temps, l’harmonie fut totale et ininterrompue, mais l’union des auteurs et des lecteurs sur un même plan culturel est la caractéristique principale de cette période. Aussi les moments, et il y en eut, qui s’inscrivent en réaction par rapport à cette liaison furent-ils d’autant plus violents, ainsi qu’en témoigne toute la littérature baroque.
Mais le classicisme l’emporta, auquel il faut faire une place à part, qui résume downloadModeText.vue.download 36 sur 573
La Grande Encyclopédie Larousse - Vol. 9
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et porte à son point de perfection cette étroite collaboration.
À quoi tient cette liaison entre le créateur et le consommateur ? D’abord au fait, primordial et en même temps originel, que l’offre était subordonnée à la demande et que les auteurs devaient
« plaire » à leur public. D’autre part, ce public fut pendant longtemps un public restreint de gens cultivés et instruits : on ne pouvait le tromper sur ce dont on lui parlait ; en contrepartie, on pouvait rivaliser d’érudition et d’originalité.
Cela ne s’est pas fait d’emblée. Même si la littérature du Moyen Âge est continue — les premières oeuvres ont disparu dans leur forme originelle, car elles ont été continuellement reprises
—, il faut cependant attendre le XIIe s.
pour voir les chansons de geste, d’inspiration essentiellement nationale, et les « romans », classés en trois catégories (romans antiques, romans bretons, romans d’aventures), qui forment l’ensemble du « roman courtois », se distinguer d’une façon formelle. Le système versifié de la chanson de geste, la laisse assonancée, strophe sur la même voyelle d’appui, est, vers cette époque, en effet, abandonné en faveur de l’octosyllabe à rimes plates. Un système social différent se dessine alors, et l’on passe de l’ère de la vielle publique à celle de l’aristocratie du luth. L’écrivain de « romans » — tout cela reste en vers — s’adresse à un public plus attentif : la lecture à haute voix subsiste, mais elle se raffine. Une certaine Renaissance apparaît. On étudie l’Antiquité latine. L’école épiscopale de poé-
sie d’Orléans est célèbre. L’époque est très littéraire : excitation de la curiosité, du savoir intellectuel. Ce retour aux sources fait que le roman antique devient la dominante, et le premier cycle romanesque est celui d’Alexandre. Le texte en est immédiatement remanié, et ce par des poètes qui ont décidé de faire des vers de douze pieds : d’où leur nom d’alexandrins. Ce cycle sera suivi de nombreux autres, pour la plupart des transpositions de chefs-d’oeuvre anciens. Le public apprécie beaucoup ces romans d’une érudition extraordinaire, où le souci de réalisme tempère mal le besoin de merveilleux. Ce qui paraît affreux pédantisme chez Rabe-
lais était monnaie courante à l’époque : L’« honnête homme » n’était pas