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songent à fuir leurs obligations pour aller vivre heureux loin des hommes : c’est qu’il y va non seulement de leur honneur, mais encore de l’estime qu’ils se portent ; de cette adéquation entre l’« individu » et le « personnage », le ridicule Alceste, qui ne sera justement tragique que pour Rousseau et les romantiques, fournit la preuve a contrario. Alors que le romantisme marque l’introduction de troubles zones d’ombre, le classicisme est un effort vers tout ce qui est « dicible ».
Plus qu’un style, il sera donc, du fait de son parti pris pour la représentation théâtrale, une architecture. L’oeuvre classique est composée : il y a trans-
position esthétique. Pour le classicisme écrire, c’est choisir : il faut savoir se borner.
Mais, à l’intérieur de ces limites, tout est possible, à commencer par la communication. Le temps n’est pas encore venu, en effet, où l’on s’inter-rogera sur la possibilité de se faire entendre ; comment les classiques, si en accord avec leur époque et avec leur public, la mettraient-ils en doute ? Au théâtre classique, la parole est action, elle porte, elle a force sur l’autre, le change, et, du même coup, révèle le parleur. Le comique étant ce qui outrepasse la norme, le monde de Molière sera peuplé d’hurluberlus, d’extravagants, d’imaginaires : c’est un monde de sourds. Le tragique, au contraire, naît du fait que tout se passe en pré-
sence de l’autre, qui entend et comprend tout. Au théâtre classique, tout ce qui doit être dit est dit, et, convention extraordinaire, les interlocuteurs s’écoutent les uns les autres. On ne s’interrompt pas ; bien plus, on écoute ce qu’a à dire l’autre. Dès lors, si le dialogue est mouvement, la psychologie des personnages change : qu’il n’y ait pas conversation, mais véritable dialogue, cela signifie en effet que chaque réplique va droit au but ; ce qui est entendu devient acte, et les actes sont irréparables. La transposition théâtrale classique consiste donc à donner pleine valeur au mot, vise à rendre au langage la plénitude de son efficacité. Dans ce monde incroyable où la parole est toute-puissante, suffit à tout, est tellement exacte qu’elle blesse, l’expression même de la douleur, comme celle de l’amour, est transposée, et l’on fait dire sur scène ce qui n’est jamais dit dans la vie. Dès lors que tout est dit, la psychologie sera subordonnée à la mise en scène.
L’art classique spécule sur l’attente.
Pas de surprises, de retournements de situation : il n’est que d’être attentif au drame dans son essence. Le théâtre classique, s’il est dans le détail d’un raffinement extrême, est d’une grande simplicité quant aux moyens de base (le coup de foudre par exemple). L’es-thétique classique ne trompe pas le spectateur, mais l’éclaire : la psychologie en littérature repose sur l’appa-
rence de plausibilité. Tout l’effort littéraire du classicisme tend ainsi à faire croire que les personnages, trompeurs par définition, éprouvent des sentiments vrais. Il y a donc un mouvement de démarquage de la réalité, à quoi s’ajoute l’intérêt dramatique que lui confère l’auteur en projetant un rêve en ses personnages. Tout l’art vise alors à établir un lien affectif véritable entre les faux personnages et les vrais spectateurs.
C’est cet art qui allie la rigueur et l’indicible qui fait la grandeur du classicisme. Son prestige littéraire tient en cela qu’il fige pour l’éternité l’incessante fluctuation des sentiments dans la logique fatale d’une géométrie des passions.
Rousseau à la
croisée des chemins
L’esthétique classique, qui se réclame de l’éternel, pose des absolus, des normes : la mesure, la raison, la nature.
Esthétique du « point de perfection », elle prête le flanc à toutes les critiques relativistes. Mais il n’en est pas besoin, le ver est dans le fruit : le seul La Rochefoucauld, pour qui le langage est source d’illusions sur soi-même, prépare l’écroulement retentissant du classicisme, qui ne fait déjà plus que se survivre dans les salons douillets du XVIIIe s.
Dans ces salons, un homme qui
vient de loin et qui se sent mal à l’aise : c’est Rousseau. Avec lui, tout change.
Jusqu’à présent, la littérature française était art de communication et d’agré-
ment, s’intéressait à la psychologie du passage et au personnage social, toutes caractéristiques qui permettaient un rapport d’entente entre auteurs et lecteurs. Rousseau rompt avec tout cela et inaugure l’ère de la conscience et de l’être, de la littérature plus vraie que la vie. Le moment rousseauiste est ce clivage fondamental par rapport auquel toute la littérature française s’ordonne en deux blocs distincts : après lui, en effet, la belle harmonie des écrivains et du public ne se retrouvera jamais plus.
Au siècle de la littérature aisée et heureuse, Rousseau est le premier à écrire avec ennui, avec le sentiment
d’une faute qu’il doit aggraver sans cesse pour s’efforcer d’y échapper.
C’est que Rousseau, l’homme de la vérité immédiate et de la nature pressentie, l’homme de l’origine absolue, ne peut accomplir ces instances qu’en passant par le détour de l’écriture — et ce détour les dévie inéluctablement de la certitude qu’il en a, en même temps qu’il leur insuffle la seule richesse possible, celle de l’expression. Le désir et la difficulté qu’il eut d’être vrai se confondent pour Rousseau dans l’acte littéraire lui-même, à la fois mensonger et enthousiasmant, mais irrémédiablement aliénant, puisqu’il contraint de devenir autre que ce qu’on est et, tentant de se ressaisir dans cet autre qui seul est possible, rend infidèle à sa nature profonde. On conçoit que Rousseau, entraîné ainsi inexorable-ment de livre en livre dans une fuite hors du monde, ait conçu, une fois le besoin de communication renversé en solitude, l’oeuvre littéraire comme une tentative cathartique. Ainsi, Clarens devient l’Éden rêvé dans lequel le trio Saint-Preux-Rousseau, Julie d’Étanges-Mme d’Houdetot et Wolmar-Saint-Lambert connaîtra le bonheur refusé sur cette terre.
C’est lorsqu’il entreprend de parler avec vérité de lui que Rousseau dé-
couvre l’insuffisance de la littérature traditionnelle : « Il faudrait, dit-il, pour ce que j’ai à dire, inventer un langage aussi nouveau que mon projet. » C’est que parler avec vérité de soi, pour Rousseau, cela ne veut pas dire faire le récit ou le portrait de sa vie, mais bien entrer en contact immédiat avec lui-même et révéler cet immédiat. Or, la vérité de l’origine ne se confond pas avec la vérité des faits ; elle est pré-
cisément ce qui ne saurait trouver de garantie dans la conformité avec la réalité extérieure. Cette sorte de vrai est donc toujours à dire et pourtant jamais faussement dite, car, ainsi que le fait remarquer Maurice Blanchot, « elle est plus réelle dans l’irréel que dans l’apparence d’exactitude où elle se fige en perdant sa clarté propre ». « Rousseau, ajoute-t-il, découvre la légitimité d’un art sans ressemblance ; il reconnaît la vérité de la littérature, qui est dans son erreur même, et son pouvoir, qui n’est pas de représenter, mais de rendre
présent par la force de l’absence créatrice. » Avec Rousseau, la littérature française sort du domaine de la vérité pour entrer dans celui de l’authenticité.
Et, comme le remarque Jean Staro-binski, « la parole authentique est une parole qui ne s’astreint plus à imiter une donnée préexistante : elle est libre de se déformer et d’inventer, à condition de rester fidèle à sa propre loi. Or, cette loi intérieure échappe à tout contrôle et à toute discussion ». Dès lors, comment pourrait-il y avoir encore union entre le lecteur et l’auteur, sinon sous la forme d’une communion ? Avec
Rousseau, l’acte d’écrire change de sens, s’intériorise, devient autonome, indépendant de l’accord du public.
Le livre réalise les rêves de la vie, devient le confident unique de l’écrivain, radicalement coupé, quant à son projet initial, de tout regard extérieur.