À son coup de sonnette, une vieille houri édentée, aux cheveux gris non peignés, vint lui ouvrir. Elle lui lança une grande tirade en mexicain ; Clay ne se donna pas la peine de comprendre.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda la femme couchée.
— Cendrini n’est pas là ? interrogea le policier.
— Non, dit la malade avec aigreur. Depuis ce matin, il n’a pas reparu, je ne sais pas ce qu’il mijote, mais il avait l’air tout bizarre.
Clay poussa un petit soupir de soulagement. Cela voulait dire que l’Italien n’avait soufflé mot de ce qu’il savait. Il devait avoir combiné tout seul sa petite affaire. Tant mieux, Clay ne risquerait pas d’avoir des ennuis du côté de la famille lorsque…
— Que lui voulez-vous ? demanda la femme alitée.
— Je suis l’inspecteur Clay, dit-il, c’est moi qui suis chargé de l’enquête sur le meurtre de Malisson.
— Et naturellement cet idiot de Cendrini a fourré son nez là-dedans ? dit-elle avec âpreté.
Elle détestait son mari… De mieux en mieux. Voilà qui facilitait grandement les projets du policier.
— Je crois bien que oui, murmura-t-il.
Il ajouta :
— Vous avez entendu le cri, cette nuit ?
— Non, dit-elle. Moi, la nuit, je prends un somnifère. C'est Cendrini qui m’a réveillée en me disant qu’il venait d’entendre crier et qu’un homme sortait en courant de chez le père Malisson…
— Et il est sorti ?
— Oui…
— Il était habillé ?
— Sa chemise, son pantalon…
Clay médita un instant.
— Un pantalon de velours, n’est-ce pas ?
Il revoyait parfaitement la mise de l’Italien, la nuit dernière. Il se souvenait aussi que, tout à l’heure, le Rital arborait une autre tenue…
— Où est-il, ce pantalon ? demanda Clay.
— Dans la penderie, là, à gauche, pourquoi ?
Il ne répondit pas.
— Seigneur ! s’exclama la femme. Vous ne voulez pas dire qu’Henriquez…
Sans prononcer un mot, Clay alla à la penderie. Il jeta un regard par-dessus son épaule. La vieille Mexicaine était restée dans la première pièce. D’autre part, en ouvrant la porte du placard, il coupait l’angle de vision de la malade.
Le pantalon était là, accroché à un clou. Clay saisit un bouton et tira un coup sec dessus. Il glissa le bouton dans sa poche.
— Votre mari rentrera quand ? questionna-t-il.
— Très bientôt, promit-elle.
Elle paraissait inquiète. Clay se dit que cette inquiétude aussi était bonne pour lui.
— Dès qu’il arrivera, dit-il, annoncez-lui que l’inspecteur Clay l’attend à son bureau du commissariat. Qu’il se dépêche, c’est important.
— Bien, monsieur l’inspecteur, balbutia la femme.
Clay considéra son visage exsangue.
« Bon Dieu, ce que la vie est moche, songea-t-il. Cendrini doit être le genre de gars qui n’a vraiment pas de chance… »
Il soupira, porta deux doigts au rebord de son chapeau et quitta cet antre de misère et de maladie.
Il poussa la porte du bureau des inspecteurs. Quelques-uns de ses collègues jouaient à la canasta. D’autres, à leur table respective, rédigeaient leur rapport à la machine.
— Salut, dit Clay.
— Tiens, dit quelqu’un, voilà le beau flic, le bourreau des cœurs.
— Ta gueule ! lança Clay.
Il poussa la porte donnant sur l’aquarium vitré du lieutenant. De fait, Ox ressemblait à une espèce de poisson exotique avec ses gros yeux globuleux et ses lèvres épaisses. Il potassait des paperasses en mâchonnant un mégot de cigare éteint. Il avait transformé l’extrémité du cigare en une boue brunâtre qui s’étalait comme un mastic sur sa bouche violette.
— Quoi de neuf ? demanda-t-il.
— Du bon, dit Clay. Je crois que je viens de marquer un point sérieux dans l’histoire Malisson.
— Sans blague ? Déjà ?
— Ne vous ai-je pas dit que je suis l’homme qui remplace le beurre ?
— Ça va, racontez !
— Je crois que, tout simplement, c’est le type qui a alerté la police, qui est l’assassin. Ce gars-là est un salaud de Rital croisé de Mexico, vous voyez le tabac ?
— Ouais, grogna Ox. Alors ?
— Il prétend avoir entendu un cri, c’est ce qui l’aurait réveillé. Il se serait mis à la fenêtre et aurait vu un gars s’enfuir de chez la victime…
— Et ?
— Tout ça, c’est des charres, chef. Le médecin-légiste affirme que le vieux est mort sur le coup : enfoncement de l’occipital ! S'il est mort sur le coup, il n’a pas pu gueuler, non ?
Ox rumina son bout de cigare.
— Notez, dit-il, qu’il a peut-être crié avant, en voyant le meurtrier lever sa bouteille pour le frapper. C'était peut-être un cri de peur, et non de douleur.
Clay pinça les lèvres. Il connaissait Ox. Le lieutenant donnait toujours leur chance aux suspects. Il y allait doucement sur le chapitre de l’inculpation.
— Admettons, dit Clay. Je viens de chez Cendrini… — c’est le nom de mon suspect — ; sa femme, qui était couchée à ses côtés, n’a rien entendu… Personnellement, je prétends que de l’appartement du Rital situé au deuxième étage, on ne peut percevoir un cri provenant de l’arrière-boutique sise au rez-de-chaussée.
— Le son monte, murmura Ox, et, dans la nuit, prend une intensité inattendue.
Clay mit la main à sa poche.
— Il y a mieux, fit-il. Et je crois que vous ne trouverez pas d’explication à cela…
— Oui ?
Il abattit le bouton sur le bureau de son supérieur comme le pion d’un jeu.
— Ce bouton est un bouton du pantalon de Cendrini. Je l’ai trouvé dans l’arrière-boutique de la victime, non loin du cadavre… Je viens de vérifier, il appartient au pantalon que l’Italien portait cette nuit…
Ox prit le bouton et le fit sauter dans sa main.
— Hum, en effet, dit-il. Ça m’a l’air sérieux…
Il regarda Clay.
— Que comptez-vous faire ?
— J’ai convoqué ce type ici… Je vais enregistrer son témoignage en lui donnant l’impression que je n’ai pas le moindre soupçon contre lui. Ensuite je vais vérifier ses agissements. Cendrini est miséreux : s’il a fait le coup, il a de l’argent et le dépensera fatalement, vous ne croyez pas ?
— Ce que vous dites me paraît en effet plein de bon sens, admit le gros lieutenant.
— Heureux de votre approbation, chef, sourit Clay. Bon… Je vais en mettre un coup. Dites donc, ce serait un peu chouette si nous apportions l’assassin au gouverneur sur un plateau moins de vingt-quatre heures après le crime.
— Ce serait très bien, reconnut Ox. Mais allez-y doucement, mon garçon. Dites-vous bien que, dans notre métier plus que dans aucun autre, on risque de se tromper… Et quand on se trompe, chez nous, c’est plus grave qu’ailleurs, parce que des innocents écopent…
— Une vraie bible ambulante ! dit Clay.
À cet instant, on frappa à la porte du bureau vitré. L'un des inspecteurs salua et dit :
— Il y a là un métèque qui demande après Clay…
— C'est lui, souffla Clay. Bon, je me casse.
Ox le regarda s’éloigner, cracha sa purée de cigare et en alluma un autre…
Cendrini paraissait inquiet et prudent.
— Vous êtes allate chez moi, signor ? demanda-t-il.