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Cela ne plaisait qu’à demi à Clay. Il n’avait plus qu’un désir, oublier complètement cette vilaine histoire. Mais Gloria paraissait y tenir terriblement. Et c’était une enfant capricieuse à laquelle on ne pouvait rien refuser.

En dévorant ses œufs et sa confiture de groseille, il refit donc le récit qu’il avait mis au point pour le lieutenant Ox, la veille.

Elle l’écouta sans l’interrompre.

— C'est prodigieux, dit-elle.

— Qu’est-ce qui est prodigieux, ma chérie ?

— De pousser aussi loin l’esprit de déduction. Un bouton de culotte et voilà l’assassin démasqué, bigre ! Vous êtes pire que Sherlock Holmes…

— Ne parlons plus de ça, coupa-t-il, je connais mon métier, simplement ; ce qui vous épate tellement n’est au fond que de la routine…

— Ta-ta-ta, ne faites pas le modeste !

Il lui cloua les protestations sur la bouche d’un baiser ardent. Mais, cette fois-ci, elle ne s’abandonna pas.

— Voulez-vous que je vous montre quelque chose d’intéressant ? demanda-t-elle.

— Quoi donc ? fit-il, curieux.

— Vous qui êtes policier, vous ne manquerez pas d’être intéressé… Il s’agit d’un petit film qu’un de mes amis a tourné récemment…

Elle l’entraîna dans sa salle de bains.

— Venez, dit-elle.

Dans cette pièce raffinée, carrelée de vert, se trouvait installé un appareil de projection pour film de 16 millimètres.

Gloria plaqua contre le mur un petit écran au moyen de ventouses spéciales.

— Asseyons-nous, conseilla-t-elle en désignant deux tabourets nickelés.

Intrigué, Clay s’assit. À quelle fantaisie cette fille fantasque allait-elle se livrer ?

Il la vit couper l’éclairage et brancher le courant sur l’appareil. Elle actionna la butée de déclenchement.

Un rectangle de lumière crue frappa l’écran… Puis il y eut des scintillements, un fourmillement d’éclats ayant la forme de microbes grossis.

Enfin une image se détacha, mais c’était à première vue une masse noire qui tenait tout l’écran.

— Paysage nocturne, commenta Gloria.

À bien y regarder, on découvrait qu’il s’agissait d’un immense terrain vague ou d’un quai, car on apercevait un grand espace dégagé, des lumières dans le fond et des constructions non éclairées sur la gauche.

— Ce film a été pris de nuit, sans autre éclairage que celui de la lune, dit encore la jeune fille.

Clay éprouvait un confus sentiment de malaise.

Pourquoi ? Il n’aurait su le préciser. De plus, il sentait que le ton de la jeune fille s’était modifié. Gloria avait retrouvé sa voix péremptoire et cruelle du bar.

Il regarda plus intensément l’écran… Il vit le dos d’un homme marchant à pas rapides. Cette silhouette lui disait quelque chose… Où diable avait-il vu cette lourde démarche de plantigrade ?

Une autre silhouette parut sur l’écran. Cette fois, il la reconnut au premier coup d’œil : c’était la sienne.

Oui ! la sienne… Il n’y avait pas d’erreur sur ce point ! Et, en même temps qu’il reconnut sa propre silhouette, il reconnut l’autre : celle de Cendrini.

Il reconnut aussi le décor : celui des docks, la nuit précédente.

Il demeura muet, glacé par une sourde horreur. Il sentait ses membres se refroidir. Il avait mal.

Il assista, immobile, à son meurtre de la nuit. Sans doute, pour un spectateur non informé, cette courte projection aurait-elle été difficile à interpréter, mais pour lui qui avait vécu la scène, pour lui qui avait tué, elle était nette comme un film de l’Hollywood Palace.

La masse sombre fit place au carré de lumière scintillante.

Gloria coupa le contact et redonna de l’éclairage.

Clay cligna des yeux. Il ne savait quoi dire, ni quelle attitude adopter. Il lui semblait vivre un mauvais rêve, un de ces cauchemars enfantés par les digestions laborieuses.

— Que dites-vous de cette petite bande ? demanda Gloria.

Il leva les yeux sur elle. Elle riait. Elle avait un petit air heureux et impitoyable qui lui fit mal.

— Curieux ! trouva-t-il la force de balbutier.

— Oh ! Ça ne vaut pas une production de Cecil B. DeMille, mais elle a sa valeur, non ?

— C'est bien possible, admit Clay.

Il sentait que ses œufs frits ne passaient pas ; il avait envie de vomir, envie de respirer l’air pur du printemps.

Elle éclata de rire.

— Vous faites une drôle de tête, mon chéri !

— Chacun fait la tête qu’il peut, dit le policier.

Peu à peu, sa combativité lui revenait. Le premier assaut de la surprise repoussé, il se sentait redevenir un homme de choc.

Un superman, comme des millions de petits Américains rêvent de le devenir.

— C'est vous qui faites du cinéma nocturne ? demanda-t-il.

— Non, fit-elle, c’est un type que je paie pour ça… Il travaillait cette nuit avec un téléobjectif. Pour filmer ces sortes de scènes, c’est préférable, ne croyez-vous pas ? Moins on est près, mieux on assure sa sécurité… Une balle perdue est si vite interceptée !

— Quel jeu jouez-vous ? questionna Clay d’une voix rauque.

Cette âpreté n’échappa pas à sa compagne.

— Le jeu de l’amour et de la mort, fit Gloria.

— Oh ! nous ne sommes pas là pour faire de la littérature, mon petit, dit-il. J’attends de vous quelques légitimes explications.

— Eh bien, policier de mes rêves, j’ai trouvé tellement extraordinaire qu’un flic possède de la fortune, que j’ai voulu en avoir le cœur net et que j’ai chargé un type de vous filer, une caméra à la main, afin de filmer tous vos faits et gestes pouvant paraître suspects. Or il se trouve que vous en avez eu, cette nuit, des gestes suspects, n’est-ce pas ?

— Pourquoi ? demanda-t-il sans préciser autrement sa curiosité.

Mais il n’avait pas besoin de le faire, Gloria comprenait tout sans qu’on eût besoin de formuler sa pensée.

— Voyez-vous, dit-elle, ces filles à papa sont des oisives, et les oisives commettent toutes les extravagances.

— Ça n’est pas une réponse ! Pourquoi avoir agi de la sorte ? Vous voulez ma peau ou quoi ?

— Bigre, comme vous y allez ! Votre peau !

Elle éclata de rire.

— Elle ne ferait même pas une descente de lit convenable, mon pauvre Clay. Un homme comme vous est plus… efficace vivant que mort. Non, j’ai fait tourner un film de vos activités pour pouvoir vous parler… au moins d’égal à égale.

Elle alluma une cigarette.

— Pourquoi avez-vous abattu cet homme après lui avoir donné de l’argent ? Pour lui coller le meurtre sur le dos ? Ça, je le comprends, ayant lu les journaux… Ce que je veux dire, c’est : pourquoi coller ce meurtre sur le dos de ce type ? Ça n’est pas vous qui l’avez commis… Alors ?

Clay hésita.

Le mieux, se trouvant coincé de la sorte, était d’y aller carrément et de déballer le paquet.

— Voilà l’histoire d’un pauvre diable de flic, dit Clay. Un pauvre diable de flic à la solde maigre qui rentre un soir dans une boîte pour s’abriter de la pluie, y rencontre une belle avec laquelle il fait une crétine partie de pile ou face, perd une fortune, signe un chèque non approvisionné, et, se demandant comment trouver le fric, se laisse aller à puiser dans le coffre d’un vieux grigou assassiné. Malheureusement, un Rital à la godille le voit et essaie de le faire chanter… Que fait le gros imbécile de flic ? Il se défend… Et c’est le maître chanteur qui l’a dans le baba… Voilà. Et vous, la belle souris oisive, vous jouez à Sherlock Holmes… Vous détenez un document primordial. La vie du flic dépend de cette bande… et même du témoignage de celui qui l’a prise.