Il cligna de l’œil :
— Si le cœur vous en dit…
— J’ai horreur des parties de dés, fit Clay.
Il regarda son hôte s’éloigner vers le fond de la salle où, dans une sorte de vaste loggia, des gens aux allures douteuses s’affairaient autour d’une table de jeu. Dans la loggia faisant face à celle-ci, un orchestre à cordes dévidait des écheveaux de musique tendre, un peu trop sucrée, qui mettait du vague à l’âme au cœur des donzelles.
Le barman surveillait le verre de Clay. Lorsque le godet était vide, il se hâtait de le remplir.
Clay regarda la salle où la clientèle paraissait moins s’ennuyer que dans beaucoup d’autres boîtes.
Il n’avait pas trop l’habitude de ces endroits-là. Son fief à lui, c’était plutôt les drugstores et les cafétérias où il dévorait une paire de hot-dogs à la va-vite. Au fond, c’était chouette de prendre du bon temps.
Il eut brusquement conscience d’une présence à ses côtés et se retourna. Une fille venait de s’asseoir sur le tabouret voisin de celui qu’il occupait. C'était une pépée de la haute, ça se voyait à sa pelure. Elle portait une robe en lamé blanc, une cape de vison blanc et des bijoux qui scintillaient comme des projecteurs de D.C.A.
Elle était de taille moyenne, plutôt petite mais admirablement proportionnée. Sa chevelure châtain fauve et ses yeux verts bouleversèrent John Clay. Il se sentit tout chose, soudain.
La fille le regarda comme on regarde n’importe quoi, n’importe qui : presque sans le voir. Ses longs cils recourbés n’eurent pas le moindre battement.
— Hello ! murmura Clay.
Il aurait donné la moitié de son bras droit et dix années de sa solde pour engager la conversation avec elle. Il était le premier surpris de cet engouement irrésistible. D’ordinaire, il ne s’emballait jamais pour une greluche. Les femmes, il savait que c’est de la dynamite ; il savait aussi qu’on doit manipuler la dynamite avec un soin extrême. Aussi ne s’affolait-il pas, d’ordinaire. Il avait plutôt tendance à les laisser venir, ce qui est bien le meilleur système à employer.
Mais là, c’était différent. Il avait le grand choc, le coup de foudre, quoi ! Et ça faisait des tripotées de temps que ça ne lui était pas arrivé, exactement depuis l’époque lointaine où il allait à l’école du quartier pauvre habité par le père Clay et où il était tombé dingue d’une jeune institutrice venue faire une suppléance dans son groupe. Un soir qu’elle l’avait gardé en retenue, il lui avait dit qu’il l’aimait et avait essayé de l’embrasser. Il avait douze ans, à l’époque. La fille était grosse, saine et blonde, avec des joues rouges et des biceps de sportive. Elle l’avait giflé et lui avait foutu vingt fois à copier le verbe « N’être qu’un pauvre cancre ».
C'était de là que lui venaient son mépris des femmes, sa méfiance, son besoin de les laisser accomplir les premiers pas.
La fille du tabouret n’eut pas l’air de s’apercevoir de l’invite à la conversation que lui lançait Clay. Elle haussa imperceptiblement les épaules, vida son verre de Four Roses et s’éloigna.
— Salope ! grinça le policier.
Le rouge de la honte lui barrait le front et mettait dans ses yeux une lueur mauvaise.
Il suivit la fille du regard. Il vit qu’elle se dirigeait vers la loggia des joueurs.
À son tour, il vida son verre et le posa avec force sur le comptoir.
Sacrebleu ! Il n’allait pas se laisser blouser par une môme qui se prenait pour la déesse de l’Amour simplement parce qu’elle avait pour dix mille dollars de fringues et de quincaillerie sur elle.
Treize ans dans la police lui avaient conféré une sorte d’autorité irascible ; il n’aimait pas qu’on lui résistât. Tous ceux qui résistaient à John Clay s’en repentaient un jour ou l’autre.
D’un pas rageur, il suivit la fille.
Elle était déjà debout derrière les joueurs lorsqu’il la rejoignit. La partie faisait rage ; bien entendu, Jonas gagnait. C'était le plus infernal joueur de New York ! Tricheur comme un Grec ! Et pourtant, il continuait à trouver des pigeons à plumer. Un vrai fortiche… Il avait ses rabatteurs, des gars habiles qui s’y entendaient pour amener des tordus que la maladie du jeu triturait.
Clay connaissait la vie, surtout la vie des maisons de jeux. Il eut vite fait de repérer les rabatteurs et les pigeons. Il y avait deux types à Jonas dans le lot et une demi-douzaine de fils à papa qui s’entêtaient à braver la chance en paumant le grisbi de leur vieux.
La chance, au Bastringue, se mettait toujours dans le même clan, du côté de ceux qui lui donnaient un coup de pouce, c’est-à-dire dans celui du patron.
La fille regarda attentivement la partie.
— Ces dés sont pipés, déclara-t-elle soudain.
Il y eut un brusque silence. Les mains qui roulaient les cubes d’os s’arrêtèrent, les yeux se levèrent sur elle.
Jonas pâlit, c’est-à-dire que, déjà blême au naturel, il devint presque vert. Il était pointilleux et ne supportait aucun affront, pas même de la part d’une jolie fille, quand bien même cette dernière portait une cape de vison blanc.
Celle-ci mentait. Les dés n’étaient pas pipés. Jonas possédait une certaine classe, il n’aurait jamais admis qu’on puisse le traiter de tricheur en s’appuyant sur une certitude. Il avait mis au point certains trucs, par exemple un jet assez particulier des dés, une façon non moins particulière de les glisser dans le cornet. Mais les dés, eux, étaient honnêtes…
— Prenez ces dés, Miss, dit-il.
La jeune fille prit les dés.
— Jetez-les ! ordonna Jonas.
Elle secoua le cornet et le renversa. Elle sortit le mauvais chiffre.
— Je n’ai pas touché à ces dés que vous prétendez pipés, murmura Jonas. Vous vous en êtes aperçue, n’est-ce pas ? Vous convenez donc que des dés qui ne sont pas pipés pour vous ne le sont pas non plus pour moi. Maintenant que vous avez la preuve de votre calomnie, vous seriez bien bonne de quitter cet établissement au plus tôt…
Elle pâlit légèrement sous son fard. Ses yeux lancèrent des éclairs.
— Mufle ! grinça-t-elle.
Jonas ne parut pas du tout ému.
— Il vaudrait mieux que vous partiez en douceur, dit-il. Ce serait gênant pour tout le monde de vous voir foutre dehors par mes boy-scouts comme si vous étiez un saoulot turbulent…
— Vous oseriez ? se rebiffa-t-elle.
— Vous me mettez au défi ? demanda Jonas, imperturbable.
Les conversations s’étaient arrêtées, personne n’écoutait plus la musique que les musiciens s’obstinaient à diluer comme une sorte de cacao sonore.
— Vous savez qui je suis ? demanda-t-elle en regardant fixement Jonas.
— Parfaitement, fit ce dernier. Vous êtes la fille de Masure, le banquier… Il paraît que votre père est un chic type. Enfin, nous avons tous nos tares : moi, c’est le foie ; lui, c’est sa fille…
Les assistants éclatèrent de rire. Semblable à une hyène, la jeune fille bondit sur Jonas et lui porta un coup de griffes en plein visage. Quatre sillons blancs s’inscrivirent en travers de la joue pâle du taulier. Puis ces sillons s’emplirent de sang. Jonas tira l’ample pochette de soie ornant sa poche supérieure et étancha le sang jaillissant des griffures.
— Stone ! brama-t-il.
Un solide gaillard taillé en bûcheron apparut. Il portait un uniforme indéfinissable et tenait ainsi du salutiste et du général d’armée napoléonienne.
— Attrape cette roulure, dit Jonas, et fous-la à la porte.