Celui-ci reprit le crachoir.
— Évidemment, plusieurs possibilités se présentent, dit-il. On peut embarquer la fille pour corruption de fonctionnaire et incitation au meurtre. On peut aussi simplement affranchir son oncle sur les intentions de la petite vipère qu’il réchauffe dans son cœur, comme on dit dans la bonne littérature. Et puis on peut également se contenter de tenir la môme à l’œil. Elle ne peut rien tenter contre son oncle, maintenant que nous tenons cette confession écrite. Par ailleurs, comme il la déshérite, elle est tout naturellement châtiée, et la morale y trouve son compte. Je penche personnellement pour cette troisième solution, lieutenant. Si on porte le pet, je serai mêlé à l’affaire en qualité de témoin. Il faudra tout raconter…
« Un flic qui s’est laissé avoir au jeu, ça ne fait pas riche du tout, hein ? Et puis, ce genre de publicité n’est pas pour faire plaisir à Masure. Il appartient à cette classe d’individus où l’on préfère se laisser empoisonner par sa nièce plutôt que de voir arrêter celle-ci… Il a d'énormes relations ; le Président des U.S.A. lui-même nous conseillerait de laisser glaner, et ça porterait un coup à notre avancement à tous, vous ne croyez pas ?
Ox s’était remis à songer, sa grosse tête entre ses grosses mains.
— Il y a une chose que je crois fermement, Clay, dit-il, c’est que vous filez un mauvais coton…
— Allons donc ! plaisanta Clay.
— Je sais ce que je dis, reprit le lieutenant. Votre enquête Malisson, du moins la manière dont vous l’avez conclue, ne m’a pas plu du tout, et cette histoire-là me plaît encore moins. Quand on est policier, contrairement à ce que vous pensez, on est en bronze… Du moins lorsqu’on est un policier digne de ce nom…
Clay baissa la tête.
— Vous voulez ma démission ? demanda-t-il.
Ox hésita un instant. Il eut recours à son cher whisky.
Il claqua de la langue. Sa grosse figure bouffie était empreinte d’une sorte de majesté. Il symbolisait la Police. Il était juste, il était sain.
— Clay, dit-il.
Sa voix était tranchante comme un couteau.
— Clay, voici huit ans que vous faites partie de mon équipe. Vous êtes un bon policier, un peu fort en gueule pour mon goût, mais je n’ai jamais rien eu a vous reprocher… Vous avez toujours fait votre boulot en garçon consciencieux. Une belle carrière s’ouvre devant vous. Lorsque l’histoire Cendrini s’est produite, je l’ai eu sec, mais j’ai passé outre, parce qu’un policier, bien que devant être de bronze, peut avoir des réflexes malheureux. Mais maintenant le cas est pratiquement plus grave ; il est grave car il prouve une interférence de votre vie privée dans votre vie professionnelle. Intervention vraiment peu reluisante… Clay, je serais un mauvais chef si je ne sanctionnais pas ça. Si je croyais être un mauvais chef, j’arracherais ces galons de mes manches et j’irais faire la circulation du côté de Brooklyn, vous comprenez…
Il ôta sa casquette.
Il était chauve et faisait tondre le peu de cheveux qui lui restaient sur le derrière de la tête.
Il s’épongea le front.
— Vous deviez être proposé à cette promotion pour le grade de sergent, dit-il. J’avais moi-même apostillé le papier… Je vais écrire qu’on sursoie pendant un an à cette promotion. Si tout est O.K., l'an prochain, nous verrons…
Clay serra les poings.
Avec ses idées sur la hiérarchie et le devoir professionnel, le gros saligaud enrayait son ascension. Et c’était à cette ordure de Gloria qu’il devait ça !
— Vous avez entendu ? demanda Ox.
— J’ai entendu, dit Clay.
— Qu’en pensez-vous ?
— Je n’ai pas à penser la décision de mes chefs ! riposta Clay.
Ox réprima un petit sourire.
— C'est vrai, dit-il, vous n’avez absolument rien à penser.
Il se recueillit.
— Je vais envoyer une petite convocation à Gloria Masure, dit-il. Laissez-moi votre papelard. Je vais te lui passer un de ces savons et lui foutre une de ces frousses dont elle se souviendra longtemps !
Clay sentit qu’un frisson froid descendait le long de son échine.
Ox allait convoquer Gloria… Il la cuisinerait… Elle se mettrait à table… Il n’avait jamais vu quelqu’un ne pas parler à Ox. Le gros homme avait une sorte de don sur ce terrain. Il savait recueillir les confessions les plus difficiles… On ne résistait pas à son art des questions et des silences…
Gloria parlerait. Elle dirait tout.
Tout… TOUT !
Alors ce serait une autre paire de manches. Au lieu d’un enrayage de promotion, pour lui il y aurait enrayage d’existence…
Il passerait à la grande friture.
— Vous avez raison, chef, murmura-t-il. Engueulez-la et faites-lui peur. C'est une enfant terrible, au fond…
— Terrible pour les parents, renchérit Ox.
Clay n’osa rien ajouter.
Le gros homme reprit :
— Oh ! pendant que nous y sommes, Clay, j’aimerais que vous preniez vos vacances à partir de tout de suite… Ça me fera du bien de ne plus vous voir pendant quelque temps, et à vous ça ne fera pas de mal de changer d’air… Allez à la campagne, à la montagne, à la plage, où vous voudrez, mais dans un petit coin tranquille où vous pourrez réfléchir à loisir… Bonsoir !
Clay se leva.
Il était sonné comme s’il avait reçu un direct à la pointe du menton.
— Bonsoir, lieutenant, dit-il en saisissant la poignée de la porte.
CHAPITRE IV
John Clay se sentait beaucoup moins sûr de lui en sortant du bureau de police.
Décidément, ça ne tournait plus rond. Il avait réussi à convaincre Ox avec son histoire, mais tout risquait d’être anéanti par cette convocation idiote.
Il fit un rapide calcul. La convocation du lieutenant allait partir le matin même. Elle serait pour le lendemain matin. Il n’avait donc que vingt-quatre heures devant lui pour parer le choc.
Comme Ox venait de décider sa mise en vacances immédiate, Clay pouvait disparaître. Ce délai était suffisant pour lui permettre de gagner le Mexique. Une fois là-bas, avec l’argent dont il disposait, il pourrait gagner discrètement l’Europe et couler des jours peinards à Paris, par exemple, ou à Londres.
Avec quarante mille dollars, il y avait de quoi faire le caïd pendant au moins trois-quatre ans sans rien se refuser en Europe !
Seulement, il serait un hors-la-loi pour son propre pays. Un type à la merci d’un hasard, d’une identification fortuite. Les mandats d’extradition n’étaient pas décernés pour les chiens, et maintenant, depuis la création d’un organisme de police internationale, le monde s’était singulièrement rapetissé pour les criminels !
D’autre part, la fuite ne convenait pas à son tempérament batailleur. C'était le système de sauvegarde des ratés.
Il entra dans le même drugstore et commanda un autre double whisky.
Le serveur nègre lui fit un sourire tout en canines.
Clay sirota l’alcool, agitant doucement son verre dans un mouvement de rotation afin de faire tinter le cube de glace contre les parois embuées.
Peut-être, après tout, avait-il eu tort de ne pas accepter la proposition de Gloria, de vouloir la doubler. Il avait pris un sale chemin, il devait le suivre plutôt que de vouloir biaiser… Mais maintenant, il était trop tard. Masure ne craignait plus rien, il ne pouvait lever le petit doigt sans que les troupiers d’Ox en soient informés.