Nice. Agénor D... Voyez Titien, Véronèse et les autres Vénitiens. Ils aimaient beaucoup les rousses.
— Moi, fît Bisscco, je ne suis pas comme ce M. Agénor, je ne déteste pas les rousses; je n'ai pas l'intention déposer aucune condition de couleur... je n'ai pas de préférence.
— Mon Dieu ! mes goûts sont simples, dit Bezucheux ; tout ce que je demande, moi, c'est une personne plantureuse, bien faite, agréable, ayant de l'esprit et une dot sérieuse. Je ne demande pas quarante quartiers de noblesse, ni même vingt... Dussent mes aïeux s'en formaliser, j'irai jusqu'à une petite mé-sdliance, pourvu que ma femme soit aimante!... Il faut qu'elle soit aimante, c'est une condition sine qua non!
Le retour du valet à livrée rose interrompit Bezucheux.
— Monsieur le directeur de la Clef des cœurs est libre. Ces messieurs veulent-ils passer ensemble ou séparément?
— Ensemble, mon ami, ensemble! nous n'avons pas de secrets les uns pour les autres.
— Si ces messieurs veulent me suivre...
Les futurs clients de la Clef des cœurs traversèrent, sur les pas du domestique, un second salon encore plus rose et plus doré que le premier et pénétrèrent dans un cabinet de travail élégamment meublé et largement éclairé par deux hautes fenêtres donnant sur le jardin aux caisses d'orangers.
M. Narcisse Boulandais, l'homme providentiel, comme disait Bezucheux, '•lait devant eux, un sourire engagant sur les lèvres, les mains tendues avec une bonhomie que nous oserions presque qualifier de paternelle.
Il était majestueux seulement par sa belle mission, M. Narcisse Boulandais,
malgré sa cravate blanche inamovible ; sanglé dans un veston bleu trop étroit pour la rondeur de son abdomen, une petite calotte grecque sur le crâne avec une bouflette sautillante, des pantoufles bleu clair à dessins rose tendre aux pieds, il manquait tout càfait de la majesté que l'on était en droit d'attendre d'un homme voué à des occupations aussi graves, à des négocia'.^ ris d'une aussi délicate diplomatie.
— Prenez des sièges, messieurs, dit M. Narcisse Boulandais, dont le ventre sautait à chaque mot, et dites-moi ce qui me procure l'honneur de votre visite.
— Monsieur, dit Ca-bassol, je parlerai au nom de tous; ces messieurs el moi nous avons soudainement pris le célibat en horreur...
— Le célibat est immoral ; guerre au célibat ! telle est ma devise, dit M. Boulandais.
— Et nous nous sommes sentis pris du désir, que dis-je, de la soif, de consacrer nos forces vives, notre dévouement, notre cœur en feu, au bonheur de six douces et chastes fiancées ! Ces dou-oes fiancées, nous ne les possédions malheureusement pas. Il fallait chercher. Cela demandait du temps. Par bonheur, nous avons pensé à la Clef des cœurs!
— Aide aux célibataires! telle est la seconde partie de ma devise! fit M. Boulandais.
— Merci! je vous ai tout dit, nos aspirations et notre impatience, nous remettons nos cœurs entre vos mains!
— 5,600 résultats certifiés, dit M. Boulandais, cela fait 11,200 c©u-« qui me sont passés par les mains! Soyez tranquilles, messieurs, dès cet instant,
Conseil de révision à la Clef des cœurs.
vous êtes les clients de la Clef des cœurs, agence des grands mariages, la seule, l'unique, l'agence modèle! Vous pouvez déjà vous considérer comme mariés. Kt maintenant procédons par ordre...
M. Narcisse Boulandais ouvrit un énorme registre aux coins de cuivre posé sur un haut pupitre, et prit la plume.
— Veuillez, messieurs, me donner vos noms, prénoms et qualités?
M. Boulandais inscrivit lentement et méthodiquement ses nouveaux clients ; lorsque notre ami Gabassol se nomma, M. Boulandais releva la tête et le regarda. La célébrité de Cabassol était venue jusqu'à lui.
— Hem ! Hem ! fit M. Boulandais, vous êtes le héros de ce fameux procès, de ce procès scandaleux?
— Hélas ! répondit Cabassol, est-ce que mon mariage présenterait des difficultés particulières!
— Non... ce sera plus délicat, voilà tout, c'est à la fois avantageux et désavantageux...
— Vous ferez pour le mieux 1
— Maintenant, messieurs, permettez-moi de vous examiner... voudriez-vous avoir la bonté de vous lever?... Bien, marchez maintenant... Toussez, s'il vous plaît... Levez les bras... Là, merci, asseyez-vous. Monsieur Cabassol, je vous inscris dans la première classe, malgré votre procès; monsieur Lacos-tade, première classe; monsieurBezucheux de la Fricoltiôre, première classe ; monsieur Pontbuzaud, seconde classe, monsieur Bisseco..., un peu maigre, monsieur Bisseco, seconde classe... enfin monsieur Saint-Tropez en troisième classe... légèrement décati, monsieur Saint-Tropez, légèrement décati...
— Comment... balbutia Saint-Tropez.
— Mais oui, légèrement décati I vous n'auriez pas dû attendre si longtemps, c'était il y a deux ans que vous deviez venir, je vous eusse probablement mis dans la seconde classe,[mais aujourd'hui, ce n'est plus possible... à mon grand regret, croyez-le bien !
— Mais pourquoi ces divisions? demanda Cabassol.
— Pourquoi? mais, et ma responsabilité morale? Je remplis un sacerdoce, moi, monsieur, je suis un père de famille, mes clients sont mes enfants et mes clientes aussi ! je suis, un père pour mes clientes surtout, car il me semble qu'elles ont droit à plus de sollicitude encore que mes clients... Je ne veux pas d'erreur ni de tromperie, je veux que mes clientes puissent décider presque les yeux fermés, et vous comprenez, quand je catalogue un client d&as la première classe c'est une garantie I
— Ah-l t/ès bien 1
— Helas ! messieurs, poursuivit M. Narcisse Boulandais en secouant mélancoliquement la bouffette de sa calotte grecque, combien en vois-je arriver que je ne puis mettre que dans la seconde ou la troisième classe ! Ah I jeunesse ! jeunesse! tu vas, tu cours, tu voltiges, tu t'essouffles... et quand tu n'en peux plus, lorsque tu es fanée, usée, vidée, tu te dis: Tiens, jesuiséreintée, si je me mariais ?... Trop tard ! trop tard ! article désavantageux le jeune homme blet ! Article de mauvaise défaite, le célibataire décati!... Saint-Tropez se laissa tomber sur une chaise.
— Il ne faut cependant pas désespérer, cher monsieur Saint-Tropez, reprit M. Boulandais, vous êtes mariable tout de même et je vous marierai... je voulais dire seulement que vous aviez trop attendu... si vous saviez comme mes clients non fatigués, mes prétendants de grande allure et de belle perfo-mance s'enlèvent rapidement!... vous verrez!... Pour vous, je serai obligé de me rabattre sur les qualités de l'âme, dans mes négociations, et vous savez, les qualités de l'âme ça n'est pas très couru par ce temps de matérialisme vulgaire !
— Mais lesquelles des qualités de l'âme ?...
— Soyez tranquille, je vous étudierai et je vous en trouverai! j'ai le coup d'œil d'un psychologue, je vous en découvrirai !... j'en ai marié bien d'autres! Tenez! la Clef des cœurs est une institution qui rend de tels services à la société que je m'étonne que le gouvernement ne s'en soit'pas encore ému et que nos dignes législateurs n'aient pas mis à l'étude la question de savoir si cette institution ne devraitpas être officielle et gouvernementale, c'est-à-dire devenir une sorte de ministère, le ministère des mariages ! Quels larges horizons soudainement ouverts ! le ministère des mariages profitant de l'immense outillage gouvernemental, du personnel administratif de chaque commune, pour s'occuper de marier tous les jeunes Français à l'heure de leur majorité ou mieux à leur libération du service militaire!... Ce beau rêve séduirait un Colbert ou un Richelieu si nous en avions un! Voilà ce que j'appellerais un gouvernement parternel I... mais ce n'est qu'un rêve! La routine barrera longtemps encore la route... je le crains, je ne verrai peut-être pas le triomphe de mes idées... ce sera la gloire de l'avenir !