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Le journal de M. Boulandais.

— Cezt une grande idée, dit Cabassol, trop grande peut-être pour moi, car je me permettrai d'élever quelques critiques. Je préfère l'agence matrimoniale, institution privée, à l'agence matrimoniale officielle, au ministère des mariages! N'introduisons pas la politique dans ces questions éminemment privées! Voyez-vous, le ministère des mariages deviendrait vite un instrument politique entre les mains de tout gouvernement quel qu'il soit! je n'ai pas confiance! Supposons une crise ministérielle et voilà peut-être des quantités de fiançailles bouleversées ; le ministre arrivant défait tout ce qu'a fait son prédécesseur, il brouille les familles et désunit les fiancés... Supposons quelque chose de plus grave, une crise gouvernementale, une révolution, une guerre civile; après la crise, tous les mariages opérés pendant les événements sont déclarés nuls et non avenus!... Vous voyez d'ici les immenses perturbations sociales que chaque crise politique amènerait!... mais c'est la révolution en permanence, la guerre civile dans la rue et dans les ménages!.,.

— Permettez!...

— Mais si, je vous assure. Et tenez, je vois d'ici, aux élections, les candidats à la députation promettant à leurs commettants une révision générale des mariages...

— Vous êtes pessimiste! Je pense, moi, que mon idée n'amènerait pas d'aussi tristes bouleversements ; je pense que les avantages compenseraient largement les inconvénients...

— Je crains l'ingérence gouvernementale...

— Gomment, vous ne voulez pas que le gouvernement s'occupe un peu du bonheur des citoyens? Qu'est-ce qui fait le bonheur ou le malheur des citoyens? c'est le mariage, un bon ou un mauvais mariage! tout est là!... L'ingérence gouvernementale? mais elle se fait sentir à tous les citoyens dès la plus tendre enfance ! Est-ce que le gouvernement ne s'occupe pas de l'instruction des jeunes citoyens? est-ce que le gouvernement ne se préoccupe pas de les faire vacciner, les petits citoyens? plus tard, est-ce que l'ingérence gouvernementale ne se mêle pas de les faire tirer au sort, de faire vérifier par des conseils de révision s'ils ont le coffre solide, les bras et les jambes au complet, pour les leur faire trouer, casser et détériorer sans la moindre explication? Est-ce que le gouvernement ne s'informe pas de leurs revenus pour en tirer sa part? est-ce qu'il ne s'inquiète pas de leurs deuils pour mettre un impôt dessus ? Et vous ne voulez pas que ce gouvernement, dont l'action ne se révèle guère aux citoyens que par les désagréments sans nombre qu'il leur procure, par l'argent qu'il leur réclame, par le sang qu'il leur tire, vous ne voulez pas que ce gouvernement devienne un instant paternel et s'occupe un tant soit peu du mariage des gouvernés!... Gela viendra pourtant, monsieur, et peut-être plus tôt que vous ne pensez ! Ce jour-là au lieu de se contenter, comme par le

Liv 84.

M. Narcisse Boulandais, directeur de la Clef des passé, de faire le bonheur d'un certaine quantité de ministres, préfets et sous-préfets, le gouvernement assurera le bonheur de tous les Français!

— Sauf les cas de divorce, fit observer Cabassol.

— Vous l'avez dit, sauf les cas de divorce. Le divorce entre dans mon plan, le divorce est indispensable! Chaque fois que le ministère des mariages aura commis une erreur et conclu une union malheureuse, crac, permission de divorcer et mariage à recommencer sans frais.

La guerre civile dans les ménages.

— Je rne rends, dit Cabassol, vous m'avez terrassé et je retire mes objections...

— Bravo ! s'écria Bezucheux ; vive le ministère des mariages ; je ne demnnde qu'une chose, c'est que monsieur prenne le portefeuille !...

M. Narcisse Boulandais s'inclina.

— J'ai l'intention, reprit-il, d'appeler sur le sujet l'attention de nos législateurs et de leur présenter dans une brochure tout un plan de réformes... j'attends une Chambre vraiment jeune, une Chambre tout à fait dégagée des vieilles idées routinières... Je ne veux pas exposer mon projet à un échec certain en le présentant prématurément... vous voyez comme le divorce, malgré

MA innombrables partisans dans le pays, a du mal à triompher des timidités législatives 1... Mon grand plan serait repoussé, surtout dans ses parties vraiment neuve? et hardies... car dans mes longues méditations sur un sujet qui fait depuis trente ans l'objet de mes études, j'ai trouvé mieux encore que le ministère des mariages!...

— Quoi donc?

— Oh! quelque chose de vraiment neuf, quelque chose d'immense !... une reforme radicale du mariage...

— Oh! oh!

— C'est grave, je le sais, et je m'attends à une formidable opposition de la part des esprits rétrogrades, ennemis jurés de tous les progrès ! mais devant les incalculables conséquences sociales, devant les bienfaits inouïs qui doivent découler de la réforme du mariage, je n'ai pas le droit de reculer et je lutterai jusqu'au bout de mes forces... j'attends seulement une heure favorable pour commencer... Et tenez, nous parlions de divorce, eh bien, avec ma réforme, j'en arrive à le supprimer en le rendant inutile! Nos législateurs ne veulent pas du divorce, qu'ils adoptent donc mon projet...

— Mais vous reconnaissiez tout à l'heure la nécessité du divorce...

— En l'état actuel, oui; mais avec ma réforme du mariage le divorce est inutile, car je supprime les mauvais ménages! Vous ne nierez pas que c'est là un résultat immense !

— Immense ! mais comment supprimez-vous les mauvais ménages ?

— Par ce que j'appelle les ESSAIS DE COMPATIBILITÉ ! Commencez-vous à comprendre? Le mariage aura désormais trois actes : 1° les fiançailles; 2° les essais de compatibilité ; 3° le mariage définitif!

— Superbe! s'écrièrent Cabassol, Bezucheux et les autres, superbe! profond! merveilleux!

— Immense, messieurs, je vous l'ai dit, modestie à part, immense ! c'est la loi sur le mariage que je refonds entièrement. J'ai tout prévu, après les fiançailles, deux mois d'essai de compatibilité pour les fiancés du Midi, quatre mois pour les fiancés du Nord et six mois quand le mariage est mixte, c'est-à-dire, quand un des fiancés est du Nord et l'autre du Midi. Le délai écoulé, les jeunes époux se représentent devant l'état civil pour conclure le mariage définitif...

— Et siles essaisde compatibilité n'ont pas réussi? demanda Bezucheux.

— Ils signent une déclaration à la mairie sur un registre ad hoc et tout est dit., ils sont séparés d'office et peuvent convoler ailleurs. Cependant, pour les gens qui manquent de décision, ou qui ne sont arrivés qu'à une demi-compatibilité, je suis tout disposé à permettre un second délai...

— Vous avez parfaitement raison...

— Vous voyez que j'arrive à supprimer à peu près complètement les mauvais ménages, et que l'institution du divorce devient presque inutile. Cependant je la maintiens comme supplément de garantie... Et voilà comme, si j'avais le pouvoir, si j'avais l'honneur de tenir une minute en main les destinées de mon pays, voilà, messieurs, comme je rendrais la France heureuse!

LA GRMDE RÉFORME DU MARIAGE

(Projet Narcisse Boulandais.)

Les fiançailles.

Les essais de compatibilité.

Le mariage définitif.

— Posez votre candidature aux prochaines élections..,

— Et le temps, messieurs, et le temps?... Mes immenses et délicates occupations ne m'en laisseraient pas le loisir... il faut que je continue à m'occuper du bonheur particulier de mes clients au lieu de faire celui de la France en général!... mes clients d'abord, je vous l'ai dit, mes clients sont mes enfants! Revenons à votre affaire ; faut-il vous inscrire pour mariage assorti ou mariage non assorti?