— C'est sublime! c'est héroïque! c'est antique!
M. Narcisse Boulandais refoula un pleur qui venait de scintiller à sa paupière au souvenir de ses amours sacrifiées.
— Venez avec moi, dit-il en passant son bras sous celui de Cabassol, je vais vous montrer quelque chose...
If. Narcisse Boulandais traversa deux grands salons en saluant à droite et à gauche et en semant par-ci par-là des mots aimables, et fit entrer Cabassol dans une pièce moins somptueusement décorée, qui parut être à notre ami une sorte de musée.
— Vous voyez tous ces dessins encadrés, ces broderies, ces tapisseries et ces ouvrages au crochet... dit M. Boulandais, eh bien, voilà qui me récompense et au delà de mes sacrifices et de mon dévouement! Regardez en détail, examinez... la voilà, ma récompense!
— Mais ce sont des dessins d'enfants ! s'écria Cabassol en s'approchant des cadres.
— Les enfants de la Clef des cœurs, les enfants de mes clients! Concevez-vous plus douce récompense âmes travaux et à mes peines?... Je suis le père de mes clients je suis donc leur grand-père à ces anges; ces dessins enfantins, ces paysages naïfs, ces fleurs, ces têtes de guerriers grecs ou romains me sont plus précieux que des Meissonnier à 10,000 francs le centimètre 1... Vuvrz-vous ce petit moulin, là-bas?... Lisez la dédicace...
Cabassol se haussa sur la pointe des pieds.
— A mon second père! Georges /?..., âgé de cinq ans et trois mois... lut triomphalement M. Boulandais; et cet autre grand cadre où vous voyez cinq dessins... A notre parrain, M. Narcisse Boulandais .'Narcisse F..., âgé de huit ans et demi; Jules F..., âgé de sept ans ; Amélie F..., âgée de six ans; Jules /'..., âgé de cinq ans; Louise F...,'âgée de quatre ans... Dans cette famille, je suis leur parrain à tous, la maman y tient absolument... Beaucoup de nos clients me veulent pour parrain à leur premier-né et je n'ai pas le courage de refuser... Vous voyez que mon musée des souvenirs est bien garni... Voyez cette petite broderie... A M. Narcisse Boulandais : Berthe de G..., âgée de six ans! Et cette tapisserie... C'est d'une dame ; elle n'a pas encore d'enfants et elle n'a pas voulu attendre pour m'offrir un petit témoignage de reconnaissance... Maintenant, voici la perle de mon musée, cette paire de pantoufles sous globe... Lisez la dédicace...
Présentations à la Clef des cœurs.
— Parfaitement... A M. Narcisse Boulandais : Wilhelmine de W. S., reine de G...
— Une de mes clientes! Vous voyez que je lui ai découvert un bon parti!... Je n'ai pas voulu porter les pantoufles que Sa Majesté a brodées à mon intention, j'ai préféré en faire la pièce principale de mon musée.
Cabassol et M. Boulandais revinrent dans les grands salons, qui commençaient à devenir trop étroits. Tout en accueillant les nouveaux venus avec des compliments et des poignées de main, M. Narcisse Boulandais continuait sa causerie avec Cabassol et lui indiquait les invités les plus intéressants.
— Voyez, cher monsieur, cette dame blonde là-bas, qui cause avec un monsieur décoré... c'est une Anglaise, une dame qui a divorcé deux fois déjà... elle désire épouser un Français pour se fixer... Le plus drôle, c'est que j'ai un de ses anciens maris parmi mes clients... Comment trouvez-vous ma petite Anglaise? Charmante, n'est-ce pas? un bon parti! cela ne \ r ous tente pas?... J'ai la meilleure des références, son ancien mari; nous pourrions causer avec lui, il ne tarit pas en éloges... bon caractère, qualités de ménage, etc., etc.
— Pourquoi ne l'a-t-il pas gardée, alors?
Vous savez, incompatibilité ! ce n'est pas leur faute... elle aussi déclare son ancien mari parfait 1 Le mari est presque remarié, c'est une affaire faite; sa fiancée a voulu avoir une entrevue avec son ancienne femme, et elle en a obtenu les meilleurs renseignements...
— Ab ! voici la négresse de votre catalogue! ditCabassol, que de diamants, grands dieux !
Oui, beaucoup de diamants, mais pas de tenue! elle est pourtant de san- royal, je n'y comprends rien! Ses aïeux régnaient sur je ne sais quelle peuplade d'Afrique!... Le père est un ancien ministre des finances de Haïti, mais il manque aussi de distinction... Heureusement il y a des compensations : quatre millions de dot!
— Et quel est ce vieux monsieur qui lui parle? Je ne suppose pas que ce soit un client?
— Je vous demande pardon! c'est un client, un sénateur! bon parti, quoique classé dans la 3 e catégorie. Ce monsieur, voyez-vous, c'est un célibataire repentant! il a soixante-perle du musée deia c:cf de, cœurs, cinq ans, une perruque, un râtelier, il est asthmatique et rhumatisant, mais je ne désespère pas de le marier!... Il y tient absolument... il est si désolé d'avoir croupi dans le célibat si longtemps!... Mais, l'heure passe, je m'aperçois que le moment est venu d'organiser l'exposition...
— L'exposition? qu'entendez-vous par là?
— Vous voyez dans le fond de la salle ce cadre fermé par un rideau rose? Eh bien, asseyez-vous dans ce fauteuil et regardez.
Cabassol, intrigué, se laissa tomber dans un fauteuil moelleux et attendit. Lacostade, Bezucbeux et les autres s'étaient massés derrière lui. Ils virent tous les messieurs s'installer dans tous les sièges en faisant face au cadre voilé, et toutes les dames se diriger vers un salon voisin.
— Qu'est-ce que nous allons avoir? demanda Lacostade, une séance de lanterne magique?
— Je ne pense pas. Attendons.
On n'attendit pas longtemps.
Tout à coup un piano invisible commença un morceau. Le rideau rose, glissant sur une tringle, laissa voir de profil et à mi-corps une charmante femme aux yeux languissamment baissés.
— De qui le tableau? de qui? demanda Pontbuzaud, qui était myope.
— Ce n'est pas un tableau, tu ne vois pas qu'elle remue, répondit Bezu-cheux, regarde, elle joue de l'éventail.
— Des tableaux vivants, alors?
— Une exposition de partis; regarde mieux.
De chaque côté du cadre venait d'apparaître une petite pancarte mobile,
Le musée de la Clef des cœurs.
contenant des indications d'offre et de demande extraites du répertoire de la Clef des cœurs :
Demoiselle, 22 ans. Dot, 250,000 fr., espérances, 300,000 fr. Signe particulier: Ame brûlante.
Idéal
Un agent de change
Très bien, très bien, je comprends! dit Pontbuzaud;
Au bout de deux minutes, le rideau rose retomba pour se relever sur une autre apparition.
— Prenons des notes, messieurs, prenons des notes! dit Gabassol.
Les dames se succédèrent de deux minutes en deux minutes dans le cadre, pendant près de deux heures. M. Narcisse Boulandais était revenu s'asseoir auprès de Gabassol ; quand le rideau du cadre fut retombé pour la dernière fois, il lui demanda s'il avait fixé définitivement son choix.
Pour toute réponse, Cabassol lui montra son carnet noir de notes.
— Tant que cela! fit M. Boulandais.
Ah ! mais voyez, je les ai effacées toutes au fur et à mesure, et je me suis arrêté définitivement à celle-ci :
N° 475! Une veuve, vingt-sept ans, 250,000 francs; signe particulier :
a eu des malheurs; idéal : un cœur sincère !
Hé hé! bon choix!... Je la connais très peu encore, elle m'a été amenée hier par un de mes anciens clients... La pauvrette ignorait absolument les bienfaits» que la Clef des cœurs répand sur la société et elle ne voulait pas se laisser inscrire... J'ai eu besoin de toute mon éloquence pour la décider...
— Elle est charmante! Gomment s'appelle-t-elle?
— Comme vous y allez! Vous ne saurez son nom que si vous réussissez à lui plaire... Jusqu'à conclusion des fiançailles, vous devez vous contenter de son numéro.