Très intéressantes, les bribes de causerie qu'un observateur désintéressé aurait pu recueillir en circulant de groupe en groupe; très intéressantes et de nature à réjouir l'âme paternelle du directeur de la Clef des cœurs.
— Voulez-vous un bon conseil? disait le mari divorcé de l'Anglaise à son futur successeur, soyez brûlant 1 Elle est démonstrative, soyez aussi démonstratif qu'elle ! appelez-la mon ange, mon adorée, mon âme 1
— Je vous remercie, je suivrai le conseil...
— Vous me remercierez!... Elle tombera dans vos bras, je la connais, et elle vous appellera son chéri...
— Moi, monsieur, disait une demoiselle, j'ai des goûts simples : l'hiver à Paris, la campagne pendant trois mois dans nos terres, l'été à Trouville, Dieppe, Luchon, un tour à l'ile de Wight et un mois à Monaco, voilà mon programme.
— C'est votrejegard, mademoiselle, disait un gros monsieur un peu chauve, ce sont vos yeux si doux qui m'ont encouragé à...
— Monsieur, murmurait une jeune fille, je vous autorise à parler à papa...
— Vous êtes un ange !
— Alors, vous êtes agent de change? C'était charmant. Tout à coup, comme Bezucheux conduisait sa danseuse un peu brune vers son fauteuil, Saint-Tropez, l'air un peu agité, reparut dans le salon, paraissant chercher quelqu'un
— As-tu vu M. le directeur? demanda-t-il en passant près de Bezucheux.
— Là bas... à côté de Cabassol.
La présentation.
Douce causerie.
— Merci.
Saint-Tropez joignit enfin M. Boulandais.
— Monsieur, lui dit-il, seriez-vous assez bon pour me donner quelques renseignements sur une jeune personne...
— Quel numéro?
— N° 452, une demoiselle de formes opulentes, robe blanche... blonde... et aimable... et naïve...
Sauterie dans les salons de la Clef des cœurs.
M. Boulandais chercha dans ses papiers.
— N° 452, dit-il, ah, très bien! comment la trouvez-vous?
— Délicieuse !
— Très bien! aimez-vous les douces joies de la famille? aimez-vous les folles turbulences et les joyeux babillages] de bambins à la chevelure soyeuse, leurs...
— Certainement.
— Eh bien, épousez-là! c'est ce qu'il vous faut!... votre idéal se rencontre avec le sien.-:, écoutez, voici mes notes :
N' 452, demoiselle | 28 ans, | blonde, | 500,000 francs, | néant
iuj vi, :
« Un homme ami de ces douces joies de la famille qui calment les ar-(i deurs de L'âme et doublent les charmes de l'existence. Les douces joies de « la famille! le vrai bonheur n'est-il pas là, à côté d'une épouse aimante « et de petits anges aux yeux bleus, qui rendent en tendresse les soins dont « on entoure leur berceau. Mon idéal est un homme au cœur bon, accessible « aux émotions tendres; mon rêve serait qu'il consentît à reconnaître deux « petits chérubins, souvenirs innocents d'une erreur bien regrettée par leur c pauvre mère (2 ans et demi et 4 ans, fille et garçon). »
— Vous voyez, acheva M. Boulandais, fille et garçon... et tout élevés... une famille toute constituée, une véritable occasion que je vous conseille de saisir aux cheveux!
M. Saint-Tropez s'enfuit
—Il a tort, il a tort ! dit M. Boulandais à Gabassol en l'entraînant à l'écart, vous êtes son ami, je vous conseille de lui réprésenter sérieusement que dans sa situation un peu d,écatie, une famille toute faite, c'est une vraie occasion! Enfin, j'espère qu'il reviendra sur son refus... Et vous, cher monsieur Ca-bassol, êtes-vous content?
— Mais oui, cher monsieur, le n° 475 est charmant... elle m'enchante... cl il me semble que de mon côté, je n'ai pas produit une trop mauvaise impression sur elle...
— Allons tant mieux... alors, si vous avez des espérances, il est inutile de vous parler de ma petite combinaison de publicité...
— Votre combinaison.
— Oui, c'est une idée à moi... vous ai-je dit que je voulais révolutionner la profession matrimoniale? je suis rénovateur de la profession matrimoniale, jusqu'à moi, elle s'est montrée timide et routinière, je veux lui faire prendre un essor nouveau...
— Vraiment?
— Oui, je suis inventeur breveté — car j'ai pris un brevet — de plusieurs procédés entièrement nouveaux ! Il s'agit de la publicité à donner aux opérations de l'agence ; je ne puis pas me contenter comme mes prédécesseurs d'inscrire sur mes registres les noms des gens à marier... c'est l'enfance de l'art ceci... j'ai fondé un journal matrimonial... j'annonce mes partis soit par une désignation pure et simple, soit par des petites réclames détaillées... ma combinaison, la voici : quand j'ai un joli lot de célibataires avantageux, je fais encarter mon journal matrimonial dans les journaux de modes pour incendier les cœurs des abonnées...
— Ah, très bien, bonne idée!...
— Et qui sera féconde en résultats, j'en suis sûr!
Cabassol et ses amis quittèrent l'hôtel de la Clef des cœurs les derniers, à deux: heures du matin seulement, car vu leur caractère essentiellement familial, les soirées de la Clef des cœurs n'empiétaient pas trop sur la nuit.
Les six clients de M. Boulandais regagnèrent à pied leurs domiciles pour causer en route de leurs espérances.
— Eh bien? demanda Cabassol, ôtes-vous satisfaits?
— Je balance toujours, répondit Bezucheux, entre la très séduisante fille du ministre des finances de Haïti et mes deux orphelines!...
— Une familie toute constituée !
— Moi, dit Lacostade, je suis plus avancé, j'ai obtenu de timides aveux... on m'a demandé seulement de venir à la prochaine soirée de l'agence dans mon uniforme d'officier de cuirassiers...
— Avec la cuirasse?
— Avec la cuirasse!
— Moi, dit Pontbuzaud, ça marche assez bien aussi... le n° A'âO, brune, 1res intelligente, femme remarquable et pas romanesque du tout...
— Je vois ça d'ici... je me souviens, le n° 430, signes particuliers : néant; idéal quelconque!
— C'est cela... je suppose que quelconque voulait dire qu'elle n'était pas fixée... j'espère maintenant l'avoir fixée 1
IV
Comment Saint-Tropez se lança dans les affaires. — La grande émission des tramways de Venise. — Pontbuzaud se fait l'éducateur de la jeunesse. — Un pensionnat de jeunes demoiselles. — Castel-Blgnol.
Depuis quinze jours Saint-Tropez avait disparu. Ses amis éplorés n'avaient pu parvenir à le rencontrer, chez lui ou chez Bezucheux, au Débi-nard's club ; ils commençaient à s'inquiéter et parlaient d'envoyer une note aux journaux pour signaler cette incompréhensible et inquiétante disparition, lorsque à la seconde soirée de la Clef des cœurs, ils le retrouvèrent frétillant et guilleret comme jadis, avant ses malheurs financiers.
— Si tu ne t'es pas fait enlever par une femme du monde, tu es im. pardonnable ! s'écria Bezucheux en le retrouvant, on ne laisse pas ainsi de fidèles amis dans les transes...
— Comment? fit Saint-Tropez, est-ce que ce n'était pas convenu?
— Quoi convenu?
— Mais les trois moyens d'arriver rapidement à la fortune... le mariage, les affaires, la politique...
— Tu t'es lancé dans la politique... Malheureux, tu conspires!
— Mais non, je me lance dans les affaires!... et je crois être en bonne voie...
— Veinard ! moi je n'ai pas encore commencé, fit Bezucheux, voyons, conte-nous ce que tu as trouvé?