— Voilà! Tu sais que j'ai quelque peu joué à la Bourse, dans le temps,... j'y ai même perdu 300,000 francs... je connais de nombreux coulissiers... je les avais en horreur et la Bourse aussi, mais maintenant que je n'ai plus rien, j'ai pensé que je pouvais bien retourner rue Vivienne, puisque je ne puis plus perdre!...
— Excellent raisonnement! mon ami, tu fais des progrès!
C'est l'adversité, mon bon!... j'ai donc revu mes boursiers, entre autres Bignol, que tu dois connaître un petit peu...
— Mais vous étiez au plus mal ensemble...
— Oui, il m'avait raflé une partie de mes trois cent mille et en plus Flo-reska, tu as connu Floreska?
— Parbleu...
— Mais nous nous sommes réconciliés... c'est Bignol qui va faire de moi un financier... Vous savez qu'il a une belle affaire, Bignol?
— Non, nous ne savons pas... quelle belle affaire?
— Une affaire splendide, les Tramways de Venise/ Émission de 10,000 actions de 500 francs... Superbe, mon ami, superbe!... une affaire de ordre, un succès d'émission certain!... Les premières réclames sont Bignola commandé 100,000 affiches... Et je suis dans l'affaire!... Bignol m'a promis une situation... j'en ai déjà une mais honorifique seulement, je suis membre du Sous-Conseil... Voilà pourquoi vous ne m'avez pas vu, j'étais occupé au Sous-Conseil !
— Et qu'est-ce que tu y fais, au Sous-Conseil...
— Au Sous-Conseil? pour le moment, nous mettons sous bande les prospectus rédigés par le Conseil mais dès que l'affaire va fonctionner, Bignol m'a promis une situation sérieuse... avec des émoluments! L'émission est pour la semaine premier lancées,
prochaine et l'on fonctionnera tout de suite. Tu comprends que Bignol ne veut pas perdre une minute à cause des énormes bénéfices que la société esl appelée à recueillir...
— Parfaitement.
— Mon ami, j'ai tout lieu d'espérer que, grâce à ce bon Bignol, je serai l'un des administrateurs de la Société... une belle situation !... et vous pouvez être certains que j'emploierai toute mon influence pour vous è découvrir quelque poste dans la compagnie... sur ce, maintenant que vous êtes au courant, allons flirter avec les clientes de M. Boulandais... j'ai retrouvé la veine, je suis capable d'enlever, au premier assaut, le. cœur d'une riche héritière 1
Les membres du club des Débinards se dispersèrent dans les salons de l'agence matrimoniale. Gabassol s'en fut présenter ses hommages à la jeune veuve n° 475, Bezucheux de la Fricottière offrit son bras à la demoiselle un peu négresse, [mais pourvue d'un père qui avait de si belles économies; Pontbuzaud réclama la faveur d'un tour de valse à la demoiselle à l'idéal accommodant ; Bisseco papillonna autour d'une riche héritière venue de la Pologne; Saint-Tropez entreprit le siège des deux orphelines, retenues pourtant par Bezucheux, et Lacostade, qui était venu en uniforme, alla faire admirer son casque et sa cuirasse par la demoiselle qui lui avait fait de timides aveux quinze jours auparavant.
Ils se retrouvèrent tous à la sortie, et revinrent ensemble à pied jusqu'au boulevard.
— 0 sort cruel! dit Bezucheux, si le vent de la débine n'avait pas soufflé sur nous, nous souperions à cette heure-ci... et en aimable compagnie encore!... ô tristesse!
— Veux-tu réfréner ces regrets intempestifs ! s'écria Gabassol, n'amollis-Bons pas nos âmes, messieurs! prenons un simple bock, c'est tout ce que nos moyens nous permettent... et luttons courageusement!
— Patience! fit Saint-Tropez, attendez l'émission des Tramways de Ve-nise ! dès que je serai administrateur, nous resouperons!...
— Facile à dire, patience ! soupira Lacostade.
— Tu as l'air triste, mon bon, te serait-il arrivé du chagrin à la Clef des cœurs? la cuirasse n'a pas fait d'effet sur la demoiselle aux timides aveux?
— Elle est fiancée, mon ami, elle a donné sa main à un autre!... heureusement M. Boulandais a compati à ma peine et m'a promis de s'occuper tout spécialement de moi...
— Mes enfants, dit Saint-Tropez, je vous quitte, il y a séance au Sous-Conscil, au siège social, demain de bonne-heure... je vous verrai après l'émission... Confiance! coniiajice! I
La Société générale des Tramways de Venise avait installé ses bureaux rue de la Victoire, au fond d'une cour. Tous les jours le Conseil composé de M. Bignol seul, tenait séance de dix heures à midi, clans un cabinet luxueusement meublé, orné pour la circonstance de beaucoup de photographies de Venise et de quelques Ziem et Ganaletti inauthentiques.
A midi, M. Bignol déjeunait, puis il allait faire un tour à la Bourse pour chauffer son affaire et il s'en retournait ensuite sous les ombrages de sa villa deChatou-sur-Seine, où il pouvait méditer à son aise sur les développements à donner à son affaire — sur les affiches — et rédiger d'une façon agréable les nombreux articles à sensation à semer dans les journaux.
Joyeuses espérances.
Quant au Sous-Conseil de la Société, il siégeait de neuf heures du matin à six heures du soir, et il avait fort à faire. — Le lendemain de la soirée de la Clef des cœurs, ainsi que l'avait dit Saint-Tropez à ses amis, l'ordre du jour était fort chargé, le Sous-Conseil devait timbrer et mettre sous bande un supplément de prospectus pour la province. M. Bignol pour encourager messieurs les membres du Sous-Conseil, daigna rester avec eux jusqu'au soir; lorsque la dernière bande eut été collée, libellée et affranchie, il manifesta son contentement en promettant cinq actions libérées par personne et en invitant tout le monde à passer à Chatou la journée du dimanche suivant l'émission.
Bezucheux entrevit Saint-Tropez quelques jours après, en passant place de la Bourse.
— Eh bien, demanda-t-il en arrêtant son ami, et la grande affaire?
— L'émission est pour demain... succès formidable assuré... tous les banquiers sur notre dos... veux-tu des actions? je t'en ferai avoir...
Q93 LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE
— Tu sais bien que je suis toujours décavé... et puis, entre nous, j'aimerais mieux de la Banque de France.
— Parle avec plus de respect de notre affaire... songe que tu as l'honneur de causer avec un futur administrateur... Lis ce prospectus!
Et il tendit à Bezucheux un paquet du prospectus suivant :
SOCIÉTÉ GÉNÉRALE DES TRAMWAYS DE VENISE
SOUSCRIPTION PUBLIQUE & 9,000 actions de KOO francs
Conditions de la souscription
250 francs en souscrivant 250 francs à la répartition
Total. . . .500 francs L'Administration ne garantit pas les unités. Une unité est assurée à toutes les souscriptions de 5 actions.
AVANTAGES :
Le matériel étant déjà commandé, la société fonctionnera au plus tard un mois après la clôture de la souscription.
Dès à présent, d'après les calculs les plus rigoureux, le conseil peut affirmer que le dividende à distribuer pour le premier exercice semestriel, sera au moins de 45 francs par action.
Une augmentation notable est assurée pour le second exercice, et dès le troisième les résultats prévus permettront de doubler d'abord, de tripler ensuite le chiffre du dividende primitif.
Les actionnaires, sur la présentation de leurs actions, auront droit de voyager dans les véhicules de la société en payant demi-place. Les porteurs de plus de 20 actions pourront le faire gratuitement ; les uns et les autres auront droit aux correspondances.
L'affaire pour laquelle nous réclamons le concours du public est une entreprise de premier ordre, destinée à rendre à l'antique Venise l'éclat et la prospérité des grands jours. Ce que n'ont pu faire avec les moyens restreints de la science d'alors, les doges et les grands hommes de la Renaissance, la Société des Tramways de Venise va le réaliser avec l'aide de l'industrie savante et si bien outillée d'aujourd'hui, par le concours des capitaux intelligents, toujours prêts à voler là où les appelle une grande pensée de progrès et de civilisation.