— Là, je me sauve! fit la sous-maîtresse en s'épongeant le cou et les épaules...
— Vous reviendrez, mademoiselle? dit Pontbuzaud, vous savez que vous me devez ma revanche d'hier au tonneau...
— Jouez toujours en m'attendant avec Hermance... je vais redescendre... mais où est donc Hermance? Vous ne descendez pas,
Hermance? M. Pontbuzaud vous attend au tonneau...
— Je ne peux pourtant pas descendre comme je suis là, dit une voix venant du premier étage, je demande deux minutes... le temps de passer un peignoir, je suis en corset..,
— Qu'à cela ne tienne, mademoiselle Hermance ! fit Pontbuzaud.
Une tête rieuse parut à une fenêtre du premier étage, M lle Hermance menaça du doigt Pontbuzaud et rentra, mais on eut le temps de voir que M Ue Hermance ne mentait pas, qu'elle était bien en corset.
— Très chic, ton pensionnat! dit Bezucheux à Pontbuzaud.
— Oh ! tu sais, tous bons garçons ici, depuis M. et M me Gabriel Colasse, jusqu'aux sous-maîtresses... Pas guindée, M me Gabriel Golasse, je n'y suis que depuis huit jours, mais j'ai pu voir qu'elle n'était pas guindée... tu sais ce que c'est qu'une pimbêche, eh bien, M mo Golasse c'est tout le contraire.
M me Gabriel Golasse survint, toujours dans son peignoir flottant et l'air excessivement peu cérémonieux, comme pour justifier les appréciations de Pontbuzaud. Elle venait avertir ces messieurs que Je déjeuner était servi.
— Et notre partie de tonneau ? cria M lle Hermance en reparaissant à la fenêtre.
— Tant pis ! dit M me Colasse, vous la ferez après déjeuner.
Le déjeuner fut ce qu'il devait être, d'après les préliminaires, un repas des plus gais et des plus sans-façon... Suivant une expression de M. Gabriel Colasse lui-même, personne ne la faisait à la pose dans le pensionnat.
On causa beaucoup et tout le monde à la fois, on rit énormément, on fit honneur aux vins particuliers de M. Gabriel Colasse et l'on chanta même à la fin. Dans le salon, à côté de la salle à manger, les élèves s'étant remises à étudier au piano : Je suis chatouilleuse, M ile Hermance reprit la chanson et la chanta d'un bout à l'autre sans manquer d'en souligner les beautés.
— L'inspecteur I fit au milieu d'un couplet M. Gabriel Colasse avec une grosse voix.
Premier prix de hussard.
On ri! beaucoup de lajplaisanlerie, et, sur l'observation de M mo Colasseque IcdVjcunerétaU presque un déjeuner de garçon, la conversation prit des allures encore plus dégagées. Cabassol, mis sur la sellette, dut raconter l'histoire de l'héritage Badinard et dire toutes les peines qu'il s'était données pour porter le trouble dans le ménage vrai ou faux des personnages figurant dans la col lecliôn faussement attribuée à l'infortunée M mc Badinard. Il raconta ses manœuvres contre Bezucheux de la Fiïcottière et ses autres amis et exhala sa rancune contre la volage Tulipia, présentement épouse morganatique du prince Michel de Bosnie.
M 118 Hermance fut charmante pour lui et délaissa Pontbuzaud ; au sortir de table, ce fut lui qui eut l'honneur d'être choisi pour adversaire dans une
Composition des apéritif».
partie de tonneau, pendant que le pauvre Pontbuzaud s'en allait exercer la vigueur de ses biceps, en lançant à des hauteurs aussi vertigineuses que pos-sible,M me Gabriel Golasse, gracieusement installée dans une escarpolette.
— Où donc ai-je déjà vu cette demoiselle Hermance,'se demandait Cabassol en visant la grenouille du tonneau; je la connais certainement, mais où l'ai-je rencontrée ?
Ce fut M. Gabriel Colasse, qui lui rafraîchit la mémoire pendant le cours d'une grande partie de colin-maillard organisée par M me Golasse dans le jardin.
— Jolie fille, M 1 " Hermance, jolie fille ! je pense que notre ami Pontbuzaud lui a donné dans l'œil... j'ai reconnu des symptômes de toquade et je m'y connais ! Bon parti, M lle Hermance : 24 ans depuis 18 mois !... sapristi ; elle ne serait pas fâchée de se marier...
Ce mot fut pour Cabassol un éclair. En effet il connaissait M"° Hermance, il l'avait vue à la dernière soirée de la Clef dés cœurs, et M. Narcisse Boulan-dais l'avait présentée à ses clients du sexe fort avec cette mention : Demoiselle.
24 ans, 500,000 francs; signe particulier : caractère enjoué ; idéal : un écrivain naturaliste.
— Bon parti, reprit M. Gabriel Colasse, orpheline, pasdebelle-mère, etcinqcentmille francs de dot... placés en fonds turcs, malheureusement...
— Ah! placés en fonds turcs?
— Oui... ça rapporte encore dans les quinze cents francs... tous les deux ou trois ans î
Après une après-midi entièrement consacrée aux jeux innocents avec les élèves et les sous-maîtresses du pensionnat et la dégustation des apéritifs préparés par M. Colasse, Cabassol et ses amis furent encore retenus pour le dîner, qui eut lieu sous une charmille éclairée par des lanternes vénitiennes.
Le dîner se pro c
longea un peu ; le der <t V.tX
nier tramway venait
j j . . Castel-Bignol près Chatou.
de passer, quand nos ë p
amis purent s'arracher aux étreintes de M. et M me Colasse et aux invitations pour les dimanches suivants. Il fallut rentrer à pied, et, chose étrange, au Liv. 89.
sortir de cette soirée patriarchale, dans un pensionnat de demoiselles, ils se plaignirent d'avoir le pied un peu indécis et la tête lourde.
Ce même dimanche, si bien employé par Gabassol et les autres, Saint-Tropez, membre du Sous-Conseil de la Compagnie générale des tramways do Venise, l'avait passé à Castel-Bignol, commune de Chatou, département de Seine-et-Oise.
Castel-Bignol était et est encore un château non historique du goût moyen âge le pur, à créneaux, poivrières, mâchicoulis et pont-levis ; il ne lui manque guère pour être historique que d'avoir été assiégé par les Anglais, brûlé pendant les guerres de religion, démantelé par Richelieu, et rasé finalement par la Révolution comme tous les châteaux historiques qui se respectent, sans parler des garnisons égorgées et autres horreurs pittoresques si attrayantes pour le touriste et pour le penseur. Mais si tous ces agréments lui font défaut, ce n'est vraiment pas sa faute, mais bien celle des Anglais, des huguenots et de Richelieu, qui n'ont pas voulu l'attendre. Castel-Bignol date seulement de 1875, mais cela ne l'empêche pas de dresser des créneaux menaçants dans le ciel, et de refléter ses mâchicoulis dans la Seine ; cela ne l'empêche pas d'avoir une grosse tour intitulée donjon, une tour du Nord, une tour du Sud, et des tourelles confortables, dont les murailles abritent des chambres d'amis maigres ou de bonnes. Ce dimanche-là, nous l'avons dit, le seigneur châtelain de Castel-Bignol célébrait, en compagnie de nombreux amis, le succès des Tramways de Venise. Le monde était un peu mêlé, il y avait quelques coulissiers amis de Bignol, les membres du Sous-Conseil et quelques dames d'une situation vague, intitulées d'une façon bizarre, comme M m * Jules etM lle Emma Cassis. Mais cela ne pouvait offusquer Saint-Tropez, simple célibataire libre de ses actions.
On avait déjeuné sur la plate-forme du donjon, au-dessus d'un pont-levis artislement imité ; après le déjeuner, deux amis qui avaient apporté des costumes de canotiers, passèrent leurs maillots et essayèrent sur la Seine le fameux modèle réduit de tramway-gondole, amené pour la circonstance dans le port de Chatou.
Les expériences marchèrent admirablement, et, sur le champ, d'autres convives de Bignol, quelque peu journalistes, écrivirent un compte rendu destiné à porter la joie dans le cçeur des actionnaire» de la Société.