Popularité de Pontbuzaud.
Après un grand dîner sur l'herbe, l'embrasement du castei aux feux de bengale et un feu d'artifice sur la tour du Nord terminèrent la journée. Quelques personnes privilégiées furent invitées à coucher au château ; Saint-Tropez fut du nombre; il logea dans une tourelle à l'angle des remparts, et vu l'exiguïté du local, il fut obligé de dormir roulé en boule dans un lit rond, avec une meurtrière commandant le flanc Est du château, excellente pour la défense, mais assez gênante, au-dessus de son oreiller.
Saint-Tropez supporta sans se plaindre le vent coulis de la meurtrière, car dans le courant de la soirée, Bignol lui avait promis formellement de fixer dès le lendemain sa situation dans la fameuse affaire. En rêve, il se vit administrateur appointé au poids de l'or, et propriétaire d'un palais ducal de campagne bâti entre Bougival et Chatou.
Le lendemain, en fumant une cigarette sur le gazon du parc de Castel-Bignol, après le déjeuner, Bignol aborda enfin la question si intéressante pour Saint-Tropez, de la situation à lui trouver dans la Société.
— Mon très cher, dit Bignol, vous savez, entre nous, que notre émission a eu un succès faiblot... cela va nous mettre dans la nécessité de marcher avec une stricte économie dans les commencements... Vous savez, ce poste d'administrateur général, dont je vous ai parlé?
— Oui...
— Eh bien, je vais être obligé, par mesure d'économie, de le garder pour moi... je serai directeur et administrateur général... Une me faut plus qu'un sous-administrateur...
— Soit, j'accepterai...
— Attendez... mais cette situation de sous-administrateur, elle est presque promise à une personne qui doit prendre une centaine d'actions... Vous en prendriez seulement cent cinquante que je ferais faux bond à cette personne...
— C'est que... diable... Tous mes capitaux sont engagés en ce moment, dit Saint-Tropez.
— C'est fâcheux, mon cher!... dans ce cas, je ne vois plus pour vous qu'une place de sous-caissier... — le caissier c'est moi... — c'est douze mille francs, la place de sous-caissier...
— Je la prendrai en attendant.
— C'est douze mille francs de cautionnement!... et 1,800 francs d'appointements...
Saint-Tropez, anéanti, se laissa presque tomber sur un massif de fleurs. Il allait repousser avec fierté l'offre outrageusement mesquine de M. Bi-
Arrivée des invités k Castel-Bignol.
gnol, lorsque le valet de chambre de Bignol vint apporter à son maître deux télégrammes et lui annoncer qu'un monsieur l'attendait au salon.
— Qu'est-ce que ce monsieur! il ne vous a pas remis sa carte? demanda Bignol.
— Ce monsieur m'a dit de dire à monsieur qu'il était huissier... Et il a parlé d'instrumenter...
— Huissier! instrumenter ! qu'est-ce que cela? fit Bignol avec un froncement de sourcils olympien. Un huissier chez moi!... Venez donc, Saint-Tropez, vous allez voir comme je reçois ça!...
Saint-Tropez très intrigué, suivit le seigneur châtelain.
Le valet de chambre avait dit vrai, un monsieur à tournure d'huissier, accompagné d'un clerc, attendait dans le salon et commençait déjà à instrumenter.
— Parlant à la personne de Bignol sus-nommé, dictait l'huissier, j'ai, tu'ssier, etc., etc.. Allons, maintenant, procédons... un piano en palissandre
et son tabouret, une table également en palissandre, un canapé, six fauteuils recouverts en tapisserie de Beauvais, un lustre...
— Halte^là! fit Bignol en entrant brusquement, vous allez un peu vite...
— Les délais de signification et d'appel du jugement du tribunal de commerce sont passés, dit l'huissier, il n'y a plus qu'à procéder à la saisie...
— Je ne vous dis pas le contraire I mais ce que vous saisissez là ne m'appartient pas, cet immeuble, monsieur, est la propriété personnelle de M me Bignol, mon épouse, séparée judiciairement quant aux biens; de même tous les meubles sont à M m9 Bignol... Mon cher monsieur, j'en suis bien fâché, mais je ne suis pas chez moi, je suis chez ma femme! Hélas ! rien de ce qui est ici ne m'appartient... voici des actes authentiques qui le constatent... sur ce, j'ai bien l'honneur de vous saluer... vous pouvez décamper !
Et Bignol, entraînant toujours Saint-Tropez, passa dans sa salle de billard.
— Vous voyez, mon cher, il ne faut pas se laisser démonter ; les huissiers n'avalent pas tout le monde ! Pour une misérable créance de cent cinquante mille, un créancier ose menacer les meubles de M mo Bignol, c'est dégoûtant, parole d'honneur!... il abuse de sa situation de créancier! Est-ce qu'il croit être le seul? Il y a deux jours, j'en ai encore eu six à rembarrer!... Pour en revenir à notre affaire des tramways de Venise, ça marchera, mais nous avons un moment difficile à passer... une coalition de banques jalouses... Je viens précisément de recevoir un télégramme qui m'annonce que les actions sont en faiblesse marquée ; elles sont à 12 fr. 25 au comptant ; si j'ai un conseil à vous donner, c'est d'acheter... c'est le moment, tout fait prévoir une hausse formidable avant peu...
Saint-Tropez ahuri ne répondit pas.
— Et cette situation de sous-caissier avec cautionnement... acceptez-vous?
— Je réfléchirai! dit Saint-Tropez.
Et prenant rapidement congé de Bignol, il courut au chemin de fer pour s'en aller bien vite vendre les cinq actions des tramways qui formaient le reste de sa fortune.
Le dîner mensuel des Marseillais de Paris. — Où le romancier Cavagnous expose les principes de la littérature tempéramentlste. — Les saucisses du siège. — La poésie sur peau humaine. — Un homme politique.
Un beau jour Cabassol arriva joyeux au Debinard's club. Cette gaieté n'était plus dans ses habitudes ; depuis quelque temps notre héros promenait avec lui une mélancolie fort lamentable née de ses revers de fortune, et cette mélancolie était partagée par Bezucheux de la Fricottière, parLacostade,par Bisseco et par Saint-Tropez, tous en proie aux amertumes d'une cruelle et tenace débine.
— Grand Dieu! fit Bezucheux, après avoir un instant considéré son ami, tu ris, tu fredonnes des airs entendus jadis au temps de notre prospérité... aurais-tu recueilli un second héritage Badinard?
— Hélas ! non ! répondit Cabassol.
— Alors que signifie cette gaieté intempestive? est-ce pour insulter à nos chagrins?... ou bien, j'y pense, la Clef des cœurs t'auraiUelle enfin découvert une douce héritière?
— Hélas ! non !
— As-tu fait fortune à la Bourse, depuis hier soir?
— Pas encore !
— T'aurait-on proposé un portefeuille?
— Je l'attends toujours!... Ce n'est pas ceia, je suis gai parce qu'il m'est né un...
— Grand Dieu! un enfant?... le club des Débinards ne les reçoit pas !
— Non, un nouvel espoir. Une lueur rose apparaît à mon horizon... je dîne ce soir à F Huile!
— Hein?...
— Je suis invité à dîner à Y Huile... tu ne connais pas l'Huile ? vous ne connaissez pas l'Huile?
— Non!
— Le dîner mensuel des Marseillais de Paris I Ce sont des agapes... de fraternelles agapes où se réunissent tous les mois les Marseillais... pas tous les Marseillais, il y en aurait trop ! mais la fleur des phocéens, la crème de Marseille I Tous des gaillards, les dîneurs de l'Huile! des hommes politiques, des peintres, des journalistes, des industriels, des ingénieurs, des chimistes, des boursiers réunis pour se soutenir, pour se serrer les coudes et s'aider à faire leur trouée dans le monde... La phalange macédonienne! En avant, l'Huile! en avant!