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— Comment, vous ne l'aviez pas encore?

— Mais non, c'est insensé! Négligence de ma part... pour en revenir à mon opéra, Chose, le directeur de l'opéra, me l'avait demandé plusieurs

fois... hier encore, je le rencontrai dans le monde, et il me dit : — Eh bien? et votre grande machine, cette œuvre que toute l'Europe musicale attend? Et je dus lui répondre : mon cher, j'ai fait la bêtise de la promettre aux Polies-Bergère, je suis esclave de ma parole... — Tu vois, dit le poète à Cabassol, ils absorbent tout, même les Folies-Bergère!... à Le Réalisme. propos, j'ai un sonnet intitulé V Heure du berger aux Folies-Bergère... il faut que je te le lise!...

— Non, dis-moi plutôt quel est le monsieur qui est à côté de Bellouquès?

— C'est Narcisse Estrambillas, l'illustre chimiste!

— Connais pas!

— Tu ne le connais pas? tu m'étonnes...

— Qu'est-ce qu'il a donc fait? Est-ce que ce serait lui qui aurait inventé l'oxygène et l'hydrogène?

— Non, ce n'est pas lui, mais c'est un malin... d'abord il a eu une idée...

— Ça, c'est beau !

— Et de cette idée il a su extraire une fortune ! C'est une belle opération, ça. Quand je te dis que c'est un malin, je n'exagère pas! C'était pendant le siège de Paris, on avait faim... un hareng-saur par tête et pour trois jours, c'était sec!... alors Estrambillas s'est dit : Il n'y a que la science qui puisse nous tirer de là... puisqu'il n'y a plus moyen de faire de la cuisine, faisons de la chimie!... 11 avait raison : qu'est-ce que la chimie, sinon de la cuisine supérieure!...

— Pardon, c'est la cuisine qui est de la chimie supérieure!...

— Soit. Alors Estrambillas s'est mis à chercher, pour la Patrie! C'est une

nuit qu'il était de garde aux remparts que la grande idée lui est venue; le matin, il a reporté son fusil, et il est parti réquisitionner chez tous les marchands de jouets d'enfants toutes les balles élastiques et tous les ballons de caoutchouc; il a ajouté à cela tous les chapeaux cirés et tous les manteaux de caoutchouc qu'il a pu trouver...

— Pourquoi faire, grand Dieu?

— Tu ne devines pas ! tu n'es pas chimiste ! Pour faire une mixture !... il a fondé immédiatement une usine de produits alimentaires... Balles élastiques, ballons, manteaux de caoutchouc, tout cela a été fondu, il a ajouté un peu de glycérine, quelques ingrédients, du sel, du poivre et il a fabriqué des saucisses patriotiques, des saucissons nationaux et des andouilles de siège! C'é-

Estelle la jaunisse.

tait dur, mais très nourrissant ! Il fallait de la persévérance pour en venir à bout, mais cela faisait oublier, pendant ce temps-là, les horreurs du siège!... Estrambillas a été décoré et ses andouilles en balles élastiques, à 7 francs le kilo, lui ont donné en trois mois une jolie fortune... Après le siège, il s'est fait fabricant de râteliers... Pour réparer le dégât causé dans les mâchoires par ses saucisses patriotiques, il a fabriqué, avec une composition de son invention, des dents inaltérables et incassables, à l'épreuve des sièges?...

— Quel génie! quel dentiste! comme disait Dupuis dans les Trente millions de Gladiator, il n'y a que lui !

— Non, il n'y a pas que lui, nous sommes tous comme ça dans le Midi.

Le poète fut interrompu dans ses présentations, le romancier Cavagnous venait de susciter une discussion générale sur la littérature, et comme de juste, il écrasait par des arguments sans réplique les imprudents qui osaient n'être pas tout à fait de son avis.

— Vous direz tout ce que vous voudrez, mais si vous méconnaissez le caractère Ju mouvement littéraire actuel, vous êtes des rétrogrades, des académiciens dignes de porter perruque, de simples fossiles, des phénomènes à mettre en bocal... Le naturalisme est enterré ! c'était une forme du romantisme, ça n'avait rien de précis ni de positif; sous une étiquette d'un vague agréable et commode, les naturalistes faisaientde la pure fantaisie... Le temps est à la littérature positive et certaine comme une science exacte, c'est-à-dire au tempéramentisme I... C'est net, cela, le nom seul est une définition ! Nous avons eu le perruquisme, la littérature du grand siècle, solennelle et assommante, dont la manifestation suprême est la tragédie. Après le perruquisme est venu le folichonnisme qui a pris les trois quarts du dix-huitième siècle, puis l'embétantisme ou le prêchi-prèchatisme avec Rousseau et les autres, — le troubadourisme de l'Empire, des beaux Dunois en prose et en vers bons tout au plus à envelopper des chandelles et à faire des cornets pour le tabac à priser, — le romantisme, une effroyable consommation de princesses, de ribaudes, de malandrins, de haches, de poignards, de hallebardes, une orgie fantastique et surhumaine de poisons variés où les héros après avoir ingurgité des flacons de liqueur des Borgia, se roulent sans peur et sans coliques aux pieds des nobles dames peu farouches!... Le réalisme, des adultères d'épicier racontés avec tranquillité et enfin le naturalisme qui n'était que du réalisme romantique, quelque chose de bâtard que nous avons remplacé par le tempéramentisme!... L'étude des tempéraments, voici la formule nouvelle I c'est la littérature de l'avenir...

— Permets, mon bon... fit le poète.

— Toi, tu n'es qu'un vil idéaliste, gratte ta lyre...

— Oui, je veux gratter ma lyre, et c'est pour cela que je proteste!... S'il n'y a plus que l'étude des tempéraments, que devient la poésie?... et que deviendront les poètes?

— Qu'ils se fassent clercs d'huissier et qu'on n'en parle plus!

— Je ne nie pas l'importance de l'étude des tempéraments, mais je nie qu'il n'y ait que cela...

— Il n'y a que cela, te dis-je, le reste n'est que fadaises !... 11 n'y a que cela de vrai, de net, de précis! chacun de mes livres est consacré à l'étude d'un tempérament principal autour duquel gravitent d'autres tempéraments... Je fais ainsi un livre bilieux, nerveux, sanguin ou lymphatique, ou nervoso-bilieux, ou sanguino-nerveux, etc., etc. Je mets aux prises deux tempéraments différents et je montre comment, par la seule force ^es tempéraments, les choses doivent tourner...

— Et l'amour? fit le poète.

— Idéaliste incorrigible, puisque je te dis qu'il n'y a que des tempera-

ments ! Mon pauvre ami, tu ignores donc que pour avoir des succès dans le monde, il est inutile d'être un don Juan, unmousque. taire? Sache qu'il suffit d'être un tempéra-mentiste sérieux ! J'écris en ce moment un roman chaste, mon héros est lymphatique et mon héroïne est bilieuse; il l'aime pendant quarante ans sans lui manquer de respect une minute, et elle, de son côté, l'adore sans marquer d'impatience.

Les tempéraments seuls expliquent ces gens si vertueux. Un héros ner-Liv. 91.

Le volume dn poète.

veux aurait manqué de respect avant huit jours et un héros sanguin n'aurait pas attendu plus de deux heures !

— Très bien! dit un monsieur à l'autre bout de la table, moi qui ai étudié la médecine avant de me jeter dans la littérature, j'approuve complètement les théories de notre ami Gavagnous !

— Quel est celui-ci? demanda Gabassol au poète.

— C'est Joséphin Bidachon, un romancier aussi... il est docteur en médecine, c'est ce qui explique que, dans ses romans, il s'est voué plus spécialement à l'étude des maladies...

— Je suis tempéramentiste aussi, reprit Bidachon, mais comme mes premières études ont porté surtout sur les malaises et maladies résultant de défauts d'équilibre et de proportion dans l'économie des tempéraments, je fais des romans médicaux...