La tête siffla doucement et s'agita. Cabassol et le Chinois respirèrent. Us se précipitèrent en avant et trouvèrent M e Taparel blotti au fond d'un fossé, la tête seule hors du trou, demanda sourdement M e Taparel.
— C'est sa tète! murmura le Chinois.
— Avez-vous entendu
— Quoi?
— Le son du cor, il me semblait qu'il n'avait pas été question de cor dans nos arrangements.
— Mais non,... ah! je l'entends, c'est le tramway de Vincennes...
— Ah! très bien, j'ignorais... maintenant indiquez-moi la direction de Joinville.
— Par là, sur la gauche.
— Merci, je vais opérer un mouvement tournant.
Et le notaire sortit de son fossé et se dirigea sur la droite. Cinq minutes après, un nouveau sifflement du notaire appela les deux témoins qui s'empressèrent de le rattraper.
— Qu'est-ce qu'il y a?
— Des maisons, répondit tout bas le notaire.
— Un restaurant! dit Cabassol... si nous allions déjeuner un peu, celte
Le repas de noces de M. Félicien Cabuzac troublé par des discussions violentes.
promenade matinale m'a ouvert l'appétit... Rentrez votre carabine dans son enveloppe, cachez sous votre pardessus votre attirail guerrier et déjeunons! M 0 Taparel accueillit volontiers l'idée de suspendre les hostilités. Il dissimula, autant que possible, ses armes à feu et ses armes blanches et gagna le bord de la route.
— Un instant! dit-il avant de quitter le couvert des arbres, allez donc voir si le restaurant n'est pas occupé par nos adversaires.
— Mais, non, vous voyez qu'il ouvre à l'instant même; il n'y a personne. La route fut traversée rapidement, et les trois hommes pénétrèrent dans le restaurant.
Trop de Champagne!
— Une omelette et du jambon ! commanda Cabassol.
Les garçons du restaurant parurent un instant surpris de voir des clients aussi matinals, mais ils s'empressèrent et conduisirent nos amis dans une grande salle du premier étage, consacrée ordinairement aux noces et festins de corps, et garnie d'une immense table pour cinquante couverts.
— Belle position, fit le notaire en examinant les environs par la fenêtre, on soutiendrait un siège très facilement. Si nous attendions ici nos adversaires ?
— Votre adversaire! n'oubliez pas que nous ne sommes que vos témoins, répondit Cabassol. Attendons-le si vous voulez.
Nos amis s'installèrent à une petite table dans un angle de la salle, le plus près possible de la porte, qu'il était nécessaire de surveiller. Le notaire, pour déjeuner plus facilement, posa sur la nappe son revolver, sa hache et son bowie-knife. Le garçon à cette vue parut peu un effaré.
— Messieurs, dit-il, vous savez, nous avons un tir au pistolet dans le jardin, avec les balançoires et le jeu de boules, mais on ne tire pas dans les salons.
— As pas peurl répondit Gabassol en s'étendant sans façon sur un divan.
— Et quel vin désirent ces messieurs? reprit le garçon, nous avons un petit blanc à vingt sous la bouteille dont vous me direz des nouvelles.
— Du petit blanc I s'écria M c Taparel avec indignation, allons donc, pour un homme qui, peut-être, sera dans deux heures étendu sur le champ de bataille!... Du Champagne, et vivement!
— Du Champagne ! s'écria Gabassol. —-Du Champagne! siffla le bon Chinois avec une voix de fausset, trois bouteilles !
Pour se distraire en attendant l'arrivée de l'omelette, Gabassol fit sauter d'un coup de bowie-knife le bouchon de la première bouteille de Champagne.
— Ah ! qu'il est bon de vivre ! dit le notaire en mettant la main sur son cœur ; messieurs, je le sens maintenant, ma vocation ce n'était pas le notariat, c'était la vie d'aventures, fiévreuse, ardente, la vie de trappeur avec ses périls, ses fatigues, ses joies, ses combats dans le sentier de la guerre et ses petites noces au Champagne! Voilà ce qu'il fallait à ma nature indomptée, je m'en aperçois trop tard !
— Hourra ! cria Gabassol.
— Hourra ! siffla le Chinois.
— A bas le notariat! Vive l'affaire Badinard qui me procure ces joies! Que ne suis-je à la place de ce jeune Gabassol, que n'ai-je la mission d'accomplir moi-même les soixante-dix-sept vengeances de Badinard, au lieu de mon simple rôle de constatateur !
Avant d'aller plus loin, avouons ce que décidément nous ne pouvons plus cacher. Depuis la veille, au dîner chez l'ambassadeur du Zanguebar, nos amis et leur acolyte le jeune Chinois ont absorbé bien du Champagne, on l'a peut-être remarqué. Qu'on ne les en blâme pas trop, les circonstances seules sont coupables ; Cabassol et M e Taparel avaient quitté l'hôtel avec une simple et légère émotion seulement, mais toute une nuit de discussions orageuses et de préparatifs sanglants, occasionnés par la fâcheuse collision avec le général, avait donné à cette émotion de singulières proportions, que l'omelette au Champagne du matin n'était certes pas faite pour diminuer.
Cet aveu, fait en rougissant, soulage notre conscience et nous donne les coudées plus franches. Aussi nous n'hésiterons pas à déclarer sans réticences que M e Taparel, cette intelligence lumineuse, que M. Cabassol, jeune homme remarquablement doué, et que le jeune Chinois, dont nous avons oublié le nom, lettré de première classe, poète et prosateur, homme politique des-
Une à occuper plus tard un poste important dans l'Empire du milieu, que ces trois éminenls esprits enfin, semblèrent pendant le déjeuner, bien obscurcis par le Champagne.
L'omelette au jambon calma leur appétit. A la fin du repas et de sa bouteille de Champagne particulière, M e Taparel déclara qu'il avait sommeil et que nulle puissance humaine ne l'empocherait de dormir. En conséquence, il s'étendit sur une banquette, glissa quelques coussins sous sa tête et se coiffa d'une serviette.
— Et l'ennemi ? s'écria Ca-bassol, si les Haïtiens se présentent?
— Vous êtes mes témoins, vous allez faire faction ! à la première alerte, vous me... re-veill...
Et sans même achever sa phrase, le notaire ferma les yeux et s'endormit.
— Le devoir, balbutia Cabassol en se levant, peut se concilier avec le repos, la commodité avec la sécurité ; mon cher mandarin, nous allons veiller... en dormant!... aidez-moi.
Cabassol saisit l'extrémité d'une banquette, fit signe au jeune Chinois de
Quelques jeunes cousines déclarèrent qu'elles no se marieraient jamais !
La conversation roula sur les désagréments du mariage.
prendre l'autre bout,et tous deux se mirent en devoir de la transporter jusqu'à la porte de la salle. Le prudent Gabassol ferma cette porte à double tour et posa la banquette en travers ; cela fait il s'en fut avec le Chinois chercher une seconde banquette pour la placer contre la première.
— Et maintenant, mon cher ami, que je vous ai enseigné la manière de fortifier un poste, je vais vous montrer comment l'on monte sa garde sans fatigue !
Gabassol s'allongea sur la banquette, remua un peu pour bien se caler et ferma l'œil.
— Faites comme moi, dit-il en bâillant, le Haïtien ne nous surprendra pas, et nous nous réveillerons frais et dispos pour lui tenir tête!... Bonsoir, mon cher Chinois, mon petit dragon bleu, bonne nuit !
Le jeune Chinois, après avoir soigneusement roulé sa queue autour de sa tête, allait faire comme Cabassol, mais il réfléchit sans doute et revint vers la table. Prenant successivement les trois bouteilles de Champagne, il les goutta dans son verre et le vida consciencieusement. Ce devoir accompli, il revint à sa banquette et se coucha près de Cabassol. k