— As-tu terminé Estelle la Jaunisse ? demanda Cavagnous.
— A peu près! j'ensuis aux derniers chapitres...
— Pardon, cher maître, qu'est-ce que cette Estelle la Jaunisse?demanda Cabassol.
— C'est l'histoire d'une de mes maîtresses, une très belle femme minée par la bile!... Ça va paraître dans la Revue tempéramentiste d'abord et en-suite en volume. C'est un manuel des maladies du foie et de la rate, sous forme de roman, avecétude et description des symptômes, traitement, etc., etc. Car, je donne des ordonnances dans mon livre... c'est là mon originalité, je donne des ordonnances! Pauvre Estelle! je l'ai bien aimée!... Dieu! qu'elle avait des moments désagréables!... C'était sa maladie... elle m'aimait, me trompait, m'exécrait, m'adorait suivant les diverses phases de cette maladie... Je crois pouvoir me permettre de qualifier mon œuvre d'étude magistrale... ai la critique, encore infectée de vieilles idées rancies, ne ratifie pas, je me console, j'ai l'avenir pour moi!
— Nou3 avons l'avenir I s'écria Cavagnous, l'avenir sera tempéramentiste ou il ne sera pas!
— Comment! reprit Joséphin Bidachon, on me discute le droit d'avoir des héros malades !... C'est un peu fort! on admet le héros poitrinaire, mais on ne va pas au delà ! je prétends, moi, qu'un héros diabétique ou fiévreux ou rhumatisant ou asthmatique ou n'importe quoi, enfin, est tout aussi intéressant... Et je le prouve I
— Elles avalent trop de médicaments, tes héroïnes, fit le poète ; trop de sinapismes sur tes héros... Pouah! vive la poésie! il en faut pour nous remettre le cœur...
— Avec ça que la foule a l'air de se jeter sur votre poésie...
Parbleu, elle est tout à vos cataplasmes littéraires... mais nous avons un public choisi, écrémé, un petit groupe d'élus qui vaut plus que toute votre tourbe...
— Vos volumes de vers tirent à six exemplaires... quand ils paraissent I
— Tu dis cela pour mon volume à moi, n'est-ce pas? apprends que Râles et Sourires, mon volume de vers, n'a été retardé que par suite de certaine
Cette brute s'obstine & ne pas m'accorder la main de sa difficultés de tirage, difficultés que tu comprendras, quand tu sauras que mes Rûles et Sourires doivent se tirera mille exemplaires numérotés et parafés, qui se décomposent ainsi :
500 exemplaires sur papier de chine.
475 10 10
4 1
plus 1
sur satin.
imprimés sur peaU de guillotinés contemporains.
imprimés sur peau féminine (marquises ou duchesses galantes du siècle dernier).
imprimés sur peau de suicidées par amour.
imprimé sur peau de courtisane Vénitienne de la Renaissance.
tatoué sur peau féminine, réservé pour l'auteur.
Tu comprends que tout cela n'a pas été facile à trouver! la peau de courtisane vénitienne, c'est une occasion, mais le reste, que de pas et de démarches pour le découvrir, que de soins pour faire préparer convenablement...
— Eh ! mon bon, cria un voisin du poète en frappant sur la table, j'ai envie de te léguer ma peau... tu ferais tirer un exemplaire de plus sur peau de suicidé par amour...
— Comment s'appelle celui-là?... demanda Cabassol.
— Je ne sais plus... un de mes amis, nous nous tutoyons, mais je ne sais, pas son nom... ,
— Oui, j'ai de violentes peines de cœur, reprit le monsieur, figure-toi, mon bon, que le père de ma douce fiancée élève des difficultés... je te l'ai déjà raconté, qu'il élève des difficultés? -Non!
— Cet homme, cette brute, s'obstine à ne pas m'accorder la main de la jeune fille, sous des prétextes ridicules!... il dit que je n'ai pas le soûl hier encore, j'eus beau lui crier: j'apporte cinq cent mille francs! c'est une somme ça! le double de la dot de votre fille!... Voyons, le gouvernement a-t-il promis cinq cent mille francs à celui qui trouverait le remède contre le phylloxéra! oui, n'est-ce pas? Eh bien, je suis sur la piste! Encore quelques petites choses à trouver et je tue le phylloxéra, net, comme un lapin! Vous voyez bien que les cinq cent mille francs sont à moi!... L'imbécile s'obstine dans son refus!... C'est embêtant parce que ce souci me gène dans mes recherches... mais je me vengerai, quand j'aurai touché mes cinq cent mille francs je n'en voudrai plus de sa fille, à ce millionnaire imbécile 1 Je ne suis pas millionnaire en ce moment, moi, mais c'est parce que mon père étais un artiste... il a toujours préféré l'art aux gros sous!
— Mais tu nous avais dit que ton père était négociant?
— Vous croyez? c'est que je me serai trompé, j'aurai voulu dire architecte, puisque c'est lui qui aurait dû bâtir un monument qui fut projeté vert 1850...je ne sais plus ce que c'était, mais...
— Mais, je l'ai connu ton père, cria le romancier Cavagnous, il était boulanger!... :
— 11 était boulanger à ses moments perdus... mais il a toujours eu du goût pour l'architecture, même que notre bastide fut construite sur ses plans... même qu'elle s'est écroulée...
— Ah !
— Oui, mais c'était le mistral!
— Assez de littérature ! dit un homme sec, noir et barbu, c'est beau la littérature, mais dans notre siècle éclairé, il n'y a plus que la politique pour remuer les masses ! vous autres, romanciers et poètes, vous vous figurez que vous êtes quelque chose pour la foule? allons donc ! il n'y a plus de lecteurs, il n'y a que des électeurs ! Un conseiller municipal passionne les masses plus que vous !
— Ça, c'est Tibulle Monlastruc, journaliste et homme politique! dit le poète à Cabassol, un malin!
— Oui, un malin! fit Tibulle Montastruc, qui avait entendu, l'homme politique, mes enfants, c'est le roi du jour! à nous les places, les honneurs, les portefeuilles, à nous tout! C'est une bellecarrière quand on estné malin... mais il faut être né malin. Vous croyez que je vais m'éreinter le tempérament, me démolir la cervelle à des études longues et fastidieuses pour arriver à être médecin, ingénieur, artiste, ou n'importe quoi? allons donc! moi malin, dès le collège je me suis destiné à la politique 1... papa, qui est un vieux roublard, a dirigé mon éducation de ce côté-là... dès ma plus tendre enfance, il m'a appris à parler au peuple, papa! Faites donc de la politique, mes enfants, il en est encore temps 1
— C'est une idée! dit Cabassol.
— Papa m'a dit : pour point de départ, il faut être avocat ou journaliste...
de son temps, en 48, c'était déjà comme ça! Moi malin, je suis avocat, et journaliste... aussi je vais plus vite: je serai conseiller municipal à Pari3 avant trois mois!... Pour le moment je suis socialiste, c'est de mon âge 1
— Comment de votre âge?
— Oui, je n'ai pas encore trente ans, quand on reste socialiste passé trente ans, on devient une vieille barbe, bon tout au plus à faire un conseiller municipal et rien que ça! je suis socialiste et révolutionnaire... parce que j'ai droit à ma révolution comme tout le monde ! En 70 j'avais dix-sept ans, je n'ai pas pu me lancer dans la carrière... j'ai dû me contenter de proclamer la république au collège et d'arrêter les pions... j'ai sollicité une sous-préfecture
J'écrase le ministère public.
qu'on ne m'a pas accordée, mais je me rattraperai! Il me faut ma révolution, chaque génération a la sienne... Est-ce qu'on aie droit de priver une génération de sa révolution?... Je le crie tous les jours dans le Branlebas, journal des revendications sociales... Voilà huit ans que je suis sur la brèche, que je parle au peuple en toute occasion: dans les éunions publiques, — je tonne superbement J l\ — aux enterrements des vétérans des barricades, — j'enterre admirablement... — aux banquets des Droits de l'homme, des Droits de la femme, des Amnistiés, des Amis de la paix, des Combattants, etc., etc. — je porte des toasts si remarquables ! je plaide pour les démocrates persécutés, pour les journalistes poursuivis, je fais du bruit, je donne del'éclat à leurs malheurs, je fulmine contre le pouvoir et contre la réaction, je fais de brillantes professions de foi et pour quelques mois de prison de plus récoltés par mes clients, j'écrase le ministère public!... Quelle popularité, mes enfants, quelle popularité! A Belleville, à Javelle, à la Villette, on me vénère, on me tiraille, on se m'arrache pour présider des réunions, [des banquets, des comités électoraux! il n'y a pas une conférence au profit de n'importe quoi, qui puisse se passer de ma présidence, même honoraire ! L'année dernière encore, dans les clubs, on me nommait seulement assesseur, maintenant jesuismontéengrade.jepréside et commejesuispour les droits delafemme, je fais régulièrementnommer des assesseursféminins...c'estplusgai! La citoyenne Croulebarbe ou la citoyenne Constance Lecamus ! La citoyenne Croulebarbe, ancienne cantinière de la garde nationale, m'adore ; la citoyenne Constance Lecamus, présidente de la société des revendications féminines, a de la méfiance... elle est pour la prépondérance féminine en politique comme en toupet elle m'en veut de mon influence sur le peuple! mais la citoyenne Croulebarbe, une naïve barricadière, me trouve beaucoup de prestige... je suis sûr que je dois hanter ses rêves!... Elle ne man-p» que pas une dermes réunions, m'apporte de T0S bouquets ou des pièces de vers de treize lÎ2 c:I r pieds et, en fin de compte, serait heureuse de faire impression sur mon cœur... pour devenir un jour présidente de la République!