— Courons! volons! s'écria Bezucheux.
— Courons ! répéta Lacostade.
Lacostade avait déménagé aussi depuis ses malheurs, depuis le triste m ttin où un huissier sans entrailles avait saisi son opulent mobilier, au grand effroi d'une dame aimable et candide qui avait eu un instant peur d'être comprise dans la saisie. Tout avait été vendu, et la liquidation de la situation avait à peine laissé quelques billets de cent francs à la malheureuse victime. L" nouvel appartement de Lacostade se composait de deux chambres dégarnies et d'une pièce meublée avec négligence d'un lit, d'une table, d'un secrétaire, de quelques sabres de différents modèles, d'une cuirasse et d'un casque, — le strict nécessaire enfin. Le groom et le valet de chambre étaient remplacés de temps en temps par le concierge qui montait donner des coups de plumeau aux meubles de notre ami, lorsque ^ la poussière menaçait d'en ternir l'éclat.
Inutile de dire que la dame candide épouvantée jadis par l'huissier, avait cessé d'embellir le domicile de Lacostade. L'huissier fait fuir ces oiseaux charmants; on devrait en planter de distance en distance dans les blés en guise d'épouvantail.
— Eh bien, où est-elle, cette ressource suprême? demanda Bezucheux en in^ppctant l'appartement de son ami.
— Suis-moi, dit Lacostade, et excuse la nudité de ces murailles, j'oublie tous les jours de pas«er chez mon tapissier... maintenant, regarde, voici la chose....
Dans la dernière pièce de l'appartement, quatre immenses caisses en bois blanc remplaçaient le mobilier absent.
— Voilà! répéta Lacostade en frappant sur les caisses avec sa canne.
— Qu'est-ce qu'il y a dedans? demanda Bezuoheux.
— Notre suprême ressource, te dis-jcl
— De l'argenterie? -Non.
— Des lingots?
— Non. Regarde!
Et Lacostade fit sauter le couvercle d'une des caisses.
— Des corsets! s'écria Bezucheux.
M. Quillebart.
Chaque fois que j'aimais, je faisais broder un cœur enflammé...
— Oui, mon ami, des corsets de tous les modèles, des corsets élégants, brodés, soutachés, garnis de dentelles, des corsets, enfin, dignes d'envelopper et de contenir les charmes des plus belles et des plus nobles dames.... admire, mon ami, admire!
— Un peu défraîchis, mon boni
— Qui ça? les nobles dames?
— Non ! les corsets I
— Cela vient de ce qu'ils ont été portés...
— Portés? Ce sont des corsets d'occasion?...
— Non! Ils ont été portés, en effet, mais au mont-de-piété seulement. Contemple! admire! Ce corset bleu irait délicieusement à une blonde... ah! j'ai connu certaine blonde qui lui eût fait honneur! Et ce noir et jaune!.,, admire ! n'éveille-t-il pas ridée d'une brune à la peau ambrée, campée sur des hanches de déesse... Et celui-ci... je le vois, moi, encadrant superbement les opulences d'une poitrine déneige... Et cet autre, je l'aperçois, essayant de comprimer...
— Tais-toi!
— ... de comprimer les battements d'un cœur éperdu! Mon ami, c'est ma seule distraction dans mes revers; quand je m'ennuie, je contemple mes corsets, et, par une sorte de seconde vue, il me semble les voir, avec tous leurs accessoires ordinaires, rendus à la destination à laquelle les coups du sort les ont pour un temps arrachés, et remplissant leurs devoirs de corsets...
— Et que vaï-tu en faire?
Parbleu, je vais les vendre! je les ai suffisamment contemplés, je vais m'en séparer!
— Tu vas tï'tabiir marchand de corsets? Ce n'est pas un métier désagréable...
— Je le pourrais. J'ai tout un fond de magasin : sept cent quatre-vingt-trois corsets! Mais je préfère les vendre en bloc.
— Mais d'où tiens-tu tous ces corsets ?
— Mon cher, c'est toute une histoire. Il y a huit ans que je les ai...
— Et tu nous les as toujours cachés!
— Je les conservais, te dis-je, comme une ressource en cas d'embarras financiers. Je les tiens d'un homme que tu as sans doute connu, car il a été et il est encore, sans doute, la Providence de la jeunesse en proie à des d''-a5tresde baccarat. Un jour que j'avais besoin de quelques centaines de louis, j'allai le trouver. Ce digne homme consentit à me prêter vingt-cinq mille francs sur billets à trois mois. Je reçus deux mille francs en argent et vingt-trois mille francs en corsets...
— Très bien, je comprends!
— Mon bienfaiteur m'expliqua que, faute d'argent comptant, il était obligé de me donner ces corsets, mais que, moyennant une petite commission, il allait s'occuper de me les placer...
— Et tu les as encore?
— Huit jours après cette petite négociation, mon usurier m'annonça un compère, qui m'offrit juste cinq mille francs de mes vingt-trois mille francs de corsets... et encore la Providence de la jeunesse réclamait cinq cents francs de commission, ce qui ne faisait plus que quatre mille cinq cents... J'allais accepter, lorsque le compère parla de faire des billets à quatre-vingt-dix jour*... Savoures-tu leur petite opération°
— J'en ai savouré d'équivalentes, répondit Bezucheux.
— Je les flanquai tous deux à la porte et je gardai les corsets. Depuis, chaque fois que je fus quelque peu gêné, je les envoyai au clou, et l'on me prêta régulièrement, sur mon fonds de magasin, quinze cents ou deux mille
— Le corset est une cuirasse.
francs! J'avais huit cent vingt corsets, il m'en reste sept cent quatre-vingt-trois...
— Qu'as-tu fait des manquants?
— J'ai fait des gracieusetés avec... J'en ai distribué un peu à tort et à travers... Chaque fois que j'aimais, j'entamais mon fonds de magasin... je faisais broder un cœur enflammé — c'était ma marque — sur un de ces corsets, et je l'offrais à ma belle en la suppliant de le porter tant qu'elle m'aimerait...
— Ah! grands dieux! j'ai connu un de ces corsets! C'était...
— Misérable, ne me dis pas le nom de celle qui le portait... laisse-moi mes illusions, au moins !
— Alors, il manque trente-sept corsets à ton fonds de magasin... tu as aimé trente-sept fois depuis huit ans!
— Attends! j'ai renouvelé plusieurs corsets, cela diminue le chiffre, et j'ai toujours soupçonné mon valet de chambre d'avoir fait, de son côté, des gracieusetés aux dépens de mon fonds de magasin... Aujourd'hui, hélas! l'instant me semble venu de me séparer de mes corsets... Mon rêve eût été d'arriver à les placer tous avec des cœurs enflammés, comme les trente-sept premiers, mais je dois renoncer à cette idée... Au lieu de sept cent quatre-vingt-trois jolies clientes, c'est un vulgaire acheteur que je cherche] je les ai déjà proposés aux grands magasins de nouveautés, mais on les a trouvés trop défraîchis !
— Diable !
— J'ai envie d'aller retrouver ma Providence d'il y a nuit ans... Mes cor-sets, quoique défraîchis, pourront encore servir à ses opérations... je tâcherai de l'attendrir.
— Hem!... Ah! mon ami, il me vient une idée... laisse-moi faire... je vais aller ce matin trouver ton homme pour lui parler d'un petit emprunt... il me remettra à deux ou trois jours, pour les renseignements, mais, dans l'intervalle, tu te présenteras avec tes corsets. Dans l'espoir de recommencer à mes dépens l'opération qui lui a si bien réussi avec toi, il te les prendra...
— Bezucheux, tu finiras dans la haute diplomatie! Cours vite chez mon usurier, j'attendrai ton retour dans les transes.
Lacostade, pour distraire son impatience, entreprit un grand rangement et un époussetage général des corsets! Hélas! en passant la revue de ses richesses, il s'aperçut avec terreur que ses corsets,outre leur manque de fraîcheur, étaient aussi bien passés de mode. Depuis huit ans, la mode avait eu le temps d'inventer bien des enjolivements nouveaux et bien des fioritures inédites.