— J'ai quitté l'institution Golasse! répondit Pontbuzaud.
— Pourquoi cela? Tes jeunes élèves ne se disputaient donc plus l'honneur de cirer tes bottines... ou bien aurais-tu enlevé une sous-maîtresse?
— Ni l'un ni l'autre! Toute l'institution, directrice, sous-maîtresses et pensionnaires, est aussi enthousiaste qu'au premier jour... c'est moi qui en manque, d'enthousiasme...
— Pontbuzaud, tu m'inquiètes! tu n'as pas le goût du travail... C'est par le travail que les nations se régénèrent, mon ami!... Tu ne veux donc pas le régénérer?... tu en as pourtant extrêmement besoin!
— J'ai le goût du travail, mon bon, mais je n'ai pas celui des billets... Or, l'institution Colasse me paye en billets, et ça ne me va pas ! Pendant mon séjour, j'ai pu remarquer que l'institution Colasse avait l'habitude de sous* crire des billets, mais qu'elle n'avait pas celle de les payer!... Alors j'ai donné ma démission!
— Et toi, Cabassol, publiciste éminent, esquisse-nous tes revers de fortune! Ton journal ne marche donc pas sur des roulettes?
— L'Éclair marche comme sur des béquilles ! nous faisons de la grande politique, mais il y a tant de concurrence... Nous sommes certains du succès, mais pour dans 3 ou 4 ans! Dans 3 ou 4 ans nous serons tous ministres ou préfets... En attendant, on paie les rédacteurs en nature...
— En nature !
Oui, mon ami, je viens de passer à la caisse, je pensais avoir au moins 7 ou 800 francs à toucher et voilà ce que j'ai reçu... Regarde ce vêtement...
— Il est peu somptueux...
— Un complet de 35 francs de chez le mauvais faiseur !... plus ces six paires de bretelles américaines pour dames... ça remplace les jarretières.
je te permets de les offrir à ces dames! et je leur permets de t'offrir en souvenir les jarretières inutiles.
- Plus ce bon pour douze photographies émaillées! tout cela vient des annonces du journal... c'est joli, la photographie et les bretelles, mais c'est peu nourrissant!
Donne aussi le bon pour les photographies, nous ferons portraiclurer ces dames... et maintenant, infortuné Cabassol, qu'un doux sourire revienne encore flotter sur tes lèvres, reprends courage, ô mon ami, renais à la vie! mesdames, entourez de soins émus ce noble jeune homme, tachez de lui faire oublier ses malheurs et cherchez dans votre cœur tout ce que vous pouvez lui offrir de consolations!... tenez, je suis généreux, je ne veux pas faire les choses à demi... je vous autorise à l'embrasser!...
— Eh bien, et moi? demanda Pontbuzaud, je n'ai donc pas besoin de' consolations?
— Tais-toi, vilain jaloux, ton tour viendra. Allons, je l'ordonne, qu'on] embrasse Cabassol et qu'on le console!
— Arrêtez! s'écria Cabassol.
— Tu refuses les consolations, malheureux, tu veux donc te suicider?
— Non, mais je ne sais si mon nouveau caractère me permet...
— Tu as fait l'emplette d'un nouveau caractère?
— Je veux dire ma nouvelle position...
— Misérable, tu as une nouvelle position et tu te laissais plaindre... C'est de l'escroquerie, tu allais filouter des consolations...
— Mais non puisque je protestais contre la nature de ces consolations! je suis secrétaire d'un homme austère/je dois être austère!
— Alors ce nez renfrogné?...
— M'est imposé par mes fonctions nouvelles!... c'est de l'austérité. Voici comment ça m'est venu, je vous ai dit que l'Éclair, le journal de mon ami Tibulle Montastruc n'avait pas précisément obtenu un succès foudroyant... mais l'inspirateur politique du journal, le député Ernest Savoureux a daigné jeter les yeux sur moi, son humble collaborateur. Vous savez que je faisais le compte rendu pittoresque de la Chambre... mon Dieu, que c'est dur!.. — on devrait pouvoir emporter son lit à la chambre... je sommeillais tout le temps et j'entendais comme dans un rêve les discours des orateurs... fichu rêve... Rentré au journal, je me réveillais et je bâclais mon compte rendu,
— On devrait pouvoir emporter sob lit à la Chambre.
sabrant à tort et à travers, refaisant les discours, improvisant des répliques et des incidents... mais restant toujours dans la ligne du journal et traitant mes adversaires de crétins, de jocrisses et de polichinelles. Or, Ernest Savoureux a trouvé que j'avais de la verve et, voulant chauffer ses électeurs en vue des futures élections, il m'a pris pour secrétaire... mes fonctions Vont consister à courir les réunions et à préparer la réélection de mon patron en administrant aux électeurs des discours capiteux et irrésistibles...
— Mais je ne vois pas l'austérité, interrompit Bezucheux.
— Myope ! Ernest Savoureux m'a dit ceci : Mon cher ami, ma manière à moi, c'est l'austérité! austérité de principes et austérité de vie!... Vous comprenez, n'est-ce pas, que vous devez refléter l'austérité de votre chef de file 1 — Soyez tranquille, ai-je répondu, comme tous ces discours Vont m'embêter considérablement, j'aurai l'air austère tout naturellement! Et voilà!.,. Savoureux m'a promis, dès qu'il serait ministre, de me prendre comme chef de cainnet; jusque-là je suis condamné à l'austérité !
— Je comprends ton chagrin! mais cette soirée, mon ami, est consacrée aux réjouissances... Par suite de rentrées inespérées, Lacostade est opulent'ce soir, nous ses amis, nous avons pour devoir de partager sa joie! Tu seras austère demain, nous cessons bien, nous, de cultiver la vertu pour quelques jours!
— Mais moi, mes enfants, je n'ai pas le droit de faire comme vous... C'est bien ce qui m'a chagriné en recevant l'invitation... je prononce ce soir mon premier discours!
— Prononce le ici, dit Lacoslade.
— Je m'y oppose formellement, fit Bezuchcux, on boira, on chantera, on dansera, mais on ne prononcera pas de discours politiques... je n'ai pas envie d'inquiéter le gouvernement et d'ébranler les bases de la société... je suis essentiellement conservateur moi! Donc, à table, mes enfants !
— Puisque je vous dis que je m'en vais, reprit Gabassol, allez vous avoir le courage de vous réjouir sans moi?... Je prononce aujourd'hui mon premier discours à une réunion politique chez le citoyen Barnabe Paradoux.
— Nous nous réjouirons encore demain... tu viendras demain.
— Demain, je parle à la salle Baffard, au congrès des socialistes de la Vil-lette... attendez après demain... mais non, j'oubliais, après demain, je dois exposer les idées de M. Ernest Savoureux sur les revendications féminines, à la réunion des droits de la femme...
— Ah, là, nous irons t'entendre et t'applaudir avec ces dames! mais ce soir, tant pis, nous nous réjouissons avec ou sans toi... Voyons, te mets-tu à table, oui ou non !
— On m'attend à huit heures chez le citoyen Paradoux.
— Tu y seras à neuf!
— Allons, je serai austère àpartir de huit heures et demie! je me rends!... mais comme je n'ai qu'une heure à me réjouir, je demande à être placé à table entre deux dames...
— Gela me semble très juste... je te l'accorde... à. table! pendant ces préliminaires ridicules, les mets apportés par un restaurateur éminent ont eu le temps de refroidir...
Cabassol était déjà à table.
— Allons vite ! s'écria-t-il, qu'on m'entoure de soins ; je n'ai qu'une heure à moi...
Et il embrassa la danseuse séduite par Saint-Tropez.
— Et moi? dit sa voisine de gauche, le modèle amené par Bisseco, vous allez parler pour les droits de la femme, je veux vous récompenser...
~ Je vais parler sur les droits de la femme, fit Gabassol, mais je ne sais pas encore si je parlerai pou?- ou contre... ça dépend de vous, charmante voisine, inspirez-moi!
— Intrigant! s'écria Bisseco.