— Ça sera peut-être gênant pour les députés, interrompit un citoyen.
— Ce sera plus sûr pour les électeurs! Est-ce que nous avons besoin de donner de l'agrément à nos élus? C'est au contraire leur devoir à eux de tout faire pour nous être agréables!... Je reprends mon projet de comité de surveillance. Nous disons : les membres du comité se relayeront pour ne pas quitter le député ; celui-ci sera tenu de fournir, dans la pièce centrale de son appartement, deux lits pour les surveillants qui passeront la nuit ; le député ne pourra se déplacer sans l'autorisation de son comité de surveillance ; en voyage, il devra emmener deux surveillants. Un membre du comité accompagnera le député à la Chambre et lui dictera ses votes; le député devra parler lorsque le comité le lui ordonnera ; ses discours seront préalablement fournis au comité et il devra les modifier ou les refondre dans le sens qu'on lui indiquera...
Vou9 battez votre femme après avoir bu sa dot.
— Très bien ! grognèrent quelques belles barbes.
— Pas d'interruptions là-bas ! rugit l'orateur en scandant son apostrophe d'un formidable coup de poing.
— C'est la haute surveillance ! modula le citoyen Paradoux.
— Certainement ! répondit l'orateur, nous ne voulons plus de traîtres ni de ramollis I... Le comité de surveillance empêchera les députés de se corrompre par des relations avec le high life ou la finance; il les empêchera d'aller parader dans les salons de la réaction et de figurer aux soirées du pouvoir exécutif...
Les membres du comité do surveillance seront choisis parmi les citoyens les plus énergiques; des indemnités modestes mais équitables, à prendre sur le traitement du député, leur seront allouées : 6 francs pour le service de jour, et 3 francs pour le service de nuit, avec suppléments pour les sorties. Je pro-poBerai au comité de notre arrondissement de prendre l'initiative et d'imposer aux prochaines élections le comité de surveillance à notre député !
— Et si ça ennuie le député ?
— Eh bien! rien ne le force à solliciter le glorieux mandat de représentant du peuple 1
— Bravo ! bravo ! crièrent quelques citoyens, la pipe ! la pipe !
— Non, non, il n'aura pas la pipe, exclamèrent quelques groupes signalés par l'orateur comme en proie à la corruption.
Cabassol ne comprenait toujours pas, mais comme son devoir lui imposait de combattre le comité de surveillance dont son patron le citoyen Savoureux était menacé, il cria plus fort que les autres que l'orateur n'aurait pas la pipe !
— La parole esta la citoyenne Constance Lecamus ! dit le président quand le farouche Duracuiriste eut évacué la tribune.
— Présente ! dit la dame au chapeau rouge en fendant la foule.
— Pas mal, la citoyenne Constance, se dit Cabassol en voyant se dresser de profil à la tribune une jeune femme de 26 ou 27 ans, grande, bien découplée, aux lignes de la figure et du corsage vigoureusement accentuées, sans empâtement, ce qui paraît être un signe d'énergie.
La citoyenne Constance, à la tribune, se versait un verre d'eau et le sucrait avec un geste plein d'aulorité.
Citoyens ! dit-elle quand elle eut lentement absorbé le breuvage des orateurs, vous êtes bien, n'est-ce pas, les ennemis déterminés de toutes les tyrannies, de tous les despotismes? Vous êtes bien les amis et les soutiens de tous les opprimés? oui ! je le vois à vos franches figures! Eh bien ! c'est;au nom d'esclaves opprimés depuis des siècles que je m'adresse à vous, c'est pour abattre un despotisme éhonté qui date déjà de quelques milliers d'années, que je viens réclamer votre aide puissante [...Citoyens, sous vos yeux, toute une classe d'êtres humains gémit dans une situation bien proche voisine de l'esclavage, sans droits politiques, sans droits civils et même sans état civil définitif; — son code, citoyens, peut se formuler ainsi : Rien ne Lui est permis et tout lui est défendu/ Cet état de servitude absolue, inique, effrayante, s'est perpétué à travers les âges jusqu'à notre siècle qui se prétend si orgueilleusement le siècle des lumières et de la justice, et il a si bien accablé les âmes de son poids épouvantable, que la grande majorité des victimes, loin de songer à la révolte, porte ses chaînes sans même les apercevoir.
La grande opprimée, citoyens, c'est la femme, et c'est elle que je viens vous demander d'affranchir. Après tant de révolutions, après 89, après 48, après 71, la femme continue à être barbarement privée de tous les droits sociaux accordés à l'homme, — à tous les hommes, au plus inepte aussi bien qu'au plus digne ! Cette odieuse tyrannie ne peut durer plus longtemps, il appartient au peuple quia détruit tant de Bastilles, de briser les fers*de la femme et de faire de cette malheureuse esclave de quatre-vingts siècles, de cette lamentable ilote, victime d'antiques préjugés, — ce qu'elle est réellement: une citoyenne égale de l'homme ! 1 1
Le comité de surveillance des députés.
— Allons donc 1 interrompit une voix.
— Qui a dit allons donc? s'écria la citoyenne Constance, en prenant son lorgnon pour foudroyer l'imprudent; personne ne répond? La lâcheté de l'interrupteur ne me surprend pas ! les partisans de l'esclavage n'oseront jamais se montrer à visage découvert devant les champions de la liberté..: citoyens, je le répète, il appartient à vous qui formez la partie la plus avancée de la nation dans les voies du progrès, de porter les premiers coups au despotisme qui pèse encore sur une moitié de l'humanité...
— La plus belle ! cria un citoyen farceur.
— Je ne vous le fais pas dire ! continua froidement l'oratrice, voulez-vous détruire à jamais l'ancien monde, écraser le vieil ordre de choses, achever l'œuvre de rénovation ? cela vous est facile, aux prochaines élections, à la place d'un député masculin qui ne sera jamais qu'un chiffre de plus à la Chambre. — pour ne pas dire un zéro, — nommez hardiment un député féminin ! La vieille Europe en frémira sur ses bases, la réaction internationale en rugira d'épouvante et de colère, mais un tressaillement d'allégresse passera sur toutes les âmes libres, l'espérance renaîtra pour une moitié du monde...
— La plus belle ! répéta le citoyen farceur.
— N'attendez pas que la jeune Amérique vous donne l'exemple— si vous tardez, elle vous devancera définitivement, — fondez le suffrage vraiment universel ! Dès aujourd'hui je monte sur la brèche, pour y tenir haut et ferme contre toutes les attaques le drapeau des droits de la femme, dès aujourd'hui, je pose ma candidature ! Ce n'est pas mon humble personnalité qui est en jeu, je représente un principe invulnérable, je suis la candidate de la revendication !
— Citoyens ! cria une barbe farouche, la femme n'est pas mûre pour les droits politiques... ne votez pas pour la citoyenne/
— Non ! non !
— Si! si!
— Je vous devine I s'écria la citoyenne Constance, vous qui criez si fort contre la candidature féminine, je sais ce que vous valez ! Faux républicain, vous êtes le tyran du logis... vous battez votre femme après avoir bu sa dot !...
— Moi, s'écria le premier interrupteur, je suis célibataire !
— C'est encore pire! vous vous êtes soustrait au plus sacré des devoirs sociaux, celui de prendre une compagne et de fonder une famille...
— Et après ? qui est-ce qui sera le chef du ménage ? dit un citoyen bourru du premier rang.
— Faux républicain ! faux égalitaire ! libéral de carton ! s'écria la citoyenne Constance, vous parlez de chef, c'est tyran que vous voulez dire ? Et vous vous dites républicain ?... Sachez donc que le ménage moderne doit être l'image du gouvernement républicain : pas de monarque, pas de chef!... mais je reprends, sans m'arrêter à des objections que je ne considère pas comme sérieuses. Pourquoi la femme ne serait-elle pas digne d'être avocate, docteur en médecine, notaire... ministre?... Le don de l'éloquence a-t-il été refusé à la femme ? Parle-t-elle moins bien que l'homme?...