- Non, elle parle même plus longtemps !...
— Pourquoi donc est-il interdit à la femme de cultiver l'éloquence et de se faire inscrire au tableau des avocats? La femme ne semble-t-elle pas, par sa nature essentiellement délicate, par ses instincts, plus apte que l'homme à soigner les malades ? Croyez-vous qu'elle en enterrerait plus que les docteurs masculins !
— Je demande à me faire soigner par une dame ! reprit l'interrupteur obstiné.
— A la porte ! cria la masse des citoyens sympathiques à l'oratrice.
— L'étude des lois est-elle donc si ardue que le cerveau de la femme ne puisse l'entreprendre, reprit l'oratrice. Eh bien, tant mieux si cela est ! Pour les mettre ànotre portée, on simplifiera les codes et tout le monde y gagnera...
a femme est un ange brun ou blond.
je pense que la femme peut, comme un homme, faire un excellent notaire, un huissier loyal, un juge intègre... c'est toute une suite de réformes à faire, mais il suffit de commencer... Nommez d'abord des députés féminins, et le reste viendra tout seul. Citoyens, montrez-vous dignes du grand acte de désintéressement que je réclame de vous et votez pour la candidate des revendications féminines.
Et la citoyenne Constance, après avoir frappé avec le plat de la main sur la tribune, descenditau milieu d'une bourrasque d'applaudissements et de mur* mures.
— Bravo ! bravo 1 à elle la pipe ! cria une partie de l'assemblée.
— Non ! non!
— A bas la cabale I vivent les dames!
— La parole est au citoyen Cabassol! dît le président. ;
Gabasspl escalada lestement la tribune et en attendant que s'apaisât le tumulte soulevé par l'ardent plaidoyer de la citoyenne Constance, il acheva le verre d'eau sucrée commencé par l'oratrice.
— Citoyens, je saurai de cette façon, dit-il, tout ce que pense notre charmante ennemie. Hélas, je sais.déjà qu'elle ne pense pas grand bien de nous autres, pauvres hommes!... Où diable l'ai-je vue? murmura-t-il en aparté, il me semble que je la connais!... Citoyens, je serai bref ! moi aussi je vais vous poser une question. La femme vous sem-bïe-t-elle faite pour les luttes du forum? Malgré tout ce qu'a pu réunir d'arguments l'éloquente citoyenne, je répondrai hardiment NON! Non, la candidature féminine n'a aucune chance de réussite, non, la femme n'est pas faite pour des luttes de la tribune, et moi, modeste citoyen, moi qui ne suis pas même avocat, je me fais fort de vaincre à la tribune mon éloquente adversaire, non par la puissance de ma parole, mais simplement par la puissance de ma voixl ah! citoyenne, croyez-moi, la femme doit garder son rôle si doux et si beau, elle doit rester l'ange de...
— Non! cria la citoyenne Constance.
— Si! reprit Cabassol, je déplore d'être en contradiction avec l'ardente championne, — champion a-t-il seulement un féminin? — de la suprématie féminine, mais autant la femme me semble une créature charmante, exquise, adorable, un ange brun ou blond...
— Ou châtain ! cria une voix.
— Ou roux!
— Oui, ou roux... un ange sur les genoux de qui je suis prêt à effeuiller toutes les roses de la création, à répandre tousJes parfums...
— Je prie le citoyen d'être un peu moins poétique, dit le président de sa voix creuse.
— Est-ce possible, quand il s'agit de l'être charmant.que nous adorons tous? Citoyen président, laissez-moi au moins ce dernier culte... autant la femme qui reste femme me semble exquise, autant celle qui ambitionnerait le titre de conseillère municipale, ou de notaresse me paraîtrait une créature hybride, étrange, fantastique...
Celui-là c'est un pur.
Liv 9G.
Le musée CambiaG,
Et Gabassol se fit résolument l'adversaire des droits politiques de la femme. Pendant trois grands quarts d'heure il tonna du haut de la tribune, et s'attacha à réduire en poudre les théories delà citoyenne Constance. Après avoir ainsi sacrifié la candidate féminine sur l'autel du candidat masculin, le citoyen Savoureux, il passa à regorgement de l'orateur Duracuiriste et de son comité de surveillance.
Comme il accablait le Duracuiriste d'un dernier sarcasme, l'assemblée, devenue très mouvementée, éclata en bravos.
— La pipe ! la pipe l cria la majorité des assistants.
— Non ! non 1
— Si! si!
— C'est un sage i
— C'est pas vrai !
— C'est un pur!
— Pas de pipe.
— Citoyens ! cria M. Paradoux, avec son plus bel accent du Midi, je vais vous mettre d'accord... à mon humble avis, une pipe doit être décernée au citoyen Cabassol, et une pipe à la citoyenne Constance. Ils le méritent tous les deux... je mets aux voix les deux pipes... que ceux qui sont d'avis de décerner une pipe au citoyen et une pipe à la citoyenne, veuillent bien lever la main?.... très bien! Maintenant que ceux qui sont d'un avis contraire lèvent la main ! Très bien, les deux pipes sont décernées!
Une dame était sur le divan.
— Je vais donc savoir ce que c'est que cette pipe ! se dit Cabassol.
Le citoyen Paradoux porta la main à sa poche et en tira deux objets soigneusement enveloppés de papier de soie.
— Voilà le prix de l'éloquence ! dit-il, en tendant un des objets à chacun des récompensés, citoyenne Constance, si comme femme l'usage vous défeno la pipe, comme citoyenne, vous en êtes digne !
Cabassol avait vivement développé le mystérieux cadeau ; c'était une élégante pipe en bois, dont le fourneau était une tête barbue coiffée d'un chapeau de forme étrange.
— Regardez, dit le citoyen Paradoux, en mettant avec gravité son chapeau tromblon.
— Ah, parfait ! s'écria Cabassol, charmant I... et ressemblant ! comme c'est ça, la barbe, labouche, le nez... et le chapeau... c'est parfait !
La citoyenne Constance, très froide, examinait aussi la pipe.
— Vous pouvez vous vanter de posséder un objet curieux et rare, reprit le citoyen Paradoux, n'en a pas qui veut! Cette pipe est réservée aux vainqueurs des tournois d'éloquence... c'est une idée que j'ai eue pour donner de l'élan à nos réunions, pour encourager les orateurs... quand vous verrez cette pipe-là aux lèvres d'un citoyen, vous pourrez dire : celui-là, c'est un pur !
— C'est la réclame électorale du citoyen Paradoux... un joli farceur! glissa un citoyen mécontent à l'oreille de Cabassol.
Cabassol ne répondit pas, il regardait toujours la citoyenne Constance qui regardait sa pipe.
— Ah, je la reconnais, se dit-il à la fin, je l'ai vue à la Clef des cœurs! c'est une cliente de l'agence Boulandais ! je crois l'avoir bombardée de déclarations il y a quelques semaines.... grands dieux I si je l'avais épousée... quel club que mon ménage I
Longtemps que je n'ai savouré les douceurs de la prodigalité !
— Alors, voilà l'argent de tes corsets fini!... c'est impossible, voyons, deux mille francs et quelques centimes reçus il y a six semaines à peine?
— Il nous reste soixante et trois francs!
— Lacostade! Je ne t'ai pas suffisamment surveillé, j'ai eu tort, tu auras fait des dépenses occultes et illicites... c'est honteux! Et moi qui espérais que cet argent pourrait nous faire aller jusqu'au jour trois fois béni où M. Narcisse Boulandais de la Clef des cœurs nous confiera de jolies héritières à conduire à L'autel...