— Sais-tu qu'il tarde bien à nous les découvrir, ces jolies héritières!
— Cest ce que je dis comme vous ! dit une troisième personne entrant sans façon dans l'appartement de Lacostade.
— Mon bon Gabassol ! s'écria Bezucheux, que tu deviens donc rare!
— Je suis accablé de besogne! répondit Cabassol, les affaires! la politique ! Je cours les réunions publiques et privées pour mon patron, le citoyen Savoureux, je parle avec éloquence et abondance, je lutte, je terrasse les ennemis de mon patron et de la société ; j'aplatis chaque soir l'hydre du socialisme, j'écrase le parti Duracuiriste... entre temps, je corrige les épreuves d'une édition complète des discours de mon patron... je corrige les phrases qui ne me plaisent pas, je sème des fleurettes par-ci par-là et je collabore à Y Eclair à titre intermittent...
— Ouf ! Et ça te rapporte !
— Cent cinquante francs par mois, des complets à 35 fr. et toujours des photographies... plua la promesse d'un poste considérable, pour le jour où mon patron attrapera le portefeuille qu'il guigne depuis si longtemps avec la patience d'un crocodile à l'affût... Je serai son chef de cabinet, j'aurai le monde à mes pieds, je protégerai les actrices, mais en attendant je tire la langue...
— La Clef des cœurs nous néglige! Il est impossible qu'avec nos portraits, M. Boulandais n'ait pas encore déniché les héritières qu'il nous doit...
— Nous devrions aller lui faire des reproches...
— Allons-y tout de suite !
Bezucheux et Lacostade sautèrent sur leurs chapeaux et brandirent leurs cannes en jurant d'accabler M. Boulandais des reproches les plus amers pour sa négligence.
— Un instant, dit Lacostade, que je prévienne Angèle!
— Angèle? fit Gabassol.
— Tu la connais, répondit Lacostade, c'est elle qui faisait les honneurs de notre grand dîner, l'autre jour... pauvre enfant, laissons-lui ses illusions, il ne faut pas lui dire que nous courons à l'agence matrimoniale...
Et il ouvrit la porte d'une seconde pièce où une dame lisait, étendue sur un divan.
Dans le tramway de l'Arc de triomphe, nos amis continuèrent à gémir sur la dureté des temps et sur celle non moins grande des cœurs d'héritières. Décidément l'existence manquait d'agrément! décidément, la vie de l'homme civilisé était pavée de soucis! ah, vive la vie sauvage, la large existence des peuplades primitives I l'Océanien, le Néo-zélandais, le Papou, le Taïtien, le
Les malheurs de Saint-Tropei.
Patagon, le Calédonien, ont eu de la chance de ne pas naître en Europe, dans les pays pourris de civilisation où des plumes sur la tète et des anneaux coquettement passés dans les narines, ne suffisent pas pour, frapper l'imagination des héritières.
Enfoncés dans ces réflexions mélancoliques, nos amis faillirent dépasser l'hôtel de la Clef des cœurs; Gabassol heureusement s'en aperçut et sonna en soupirant. Un domestique froid et digne les conduisit dans le salon d'attente et porta leurs cartes à son maître.
M. Narcisse Boulandais ne se fit pas attendre, il parut sur le seuil de son cabinet et les pria d'entrer.
— Je suis occupé avec une personne, mais vous pouvez entrer, il n'y a pas d'indiscrétion, nous parlions de vous justement...
Le cœur de Cabassol battit; Lacostadeet Bezucheux échangèrent un coup d'œil. Si cette personne était une des héritières demandées!... Cabassol entra le premier, curieux de la connaître et derrière lui Lacostade et Bezucheux se bousculèrent pour passer. Tant d'empressement était inutile, la personne qui daignait s'occuper d'eux avec le directeur de l'agence, était tout simplement leur ami Saint-Tropez.
— Comment, toi ici ! fit Bezucheux avec une grimace.
— Oui, je... répondit Saint-Tropez avec un air embarrassé, je... suis venu me rappeler au souvenir de M. Boulandais... je suis impatient... il me tarde de...
— Oui, dit M. Boulandais, monsieur Saint-Tropez se rend à mon avis, il abandonne le mariage assorti et fait inscrire décidément pour l'autre...
— L'autre? quel autre?
— Vous savez bien, le mariage non assorti! Je lui ai dit la première fois qu'il me fit l'honneur de me prendre pour confident : — le mariage non assorti, pour vous, c'est plus sûr et surtout plus rapide... Il n'a pas voulu en croire ce jour-là ma vieille expérience et nous avons perdu quelques mois... Ce n'est pas que je n'aie tenté le mariage assorti d'abord, mais je n'ai pas réussi... Tenez, voici son dossier, il y a dix-sept refus, sans compter les refus de vive voix qui sont inscrits à part... Voyez, prenez connaissance des lettres : Monsieur, en réponse à votre honorée du huit courant, j'ai l'honneur de vous renvoyer la photographie du jeune homme proposé; le parti ne nous convient nullement, ma fille a dansé avec lui à la dernière de vos soirées, entre autres désavantages, elle lui trouve l'air...
— Inutile! inutile! dit vivement Saint-Tropez, je m'en rapporte à vous et ces messieurs aussi.
— Non ! non ! je veux les convaincre qu'il n'y a pas de ma faute. Tenez, voici une autre lettre; c'est de la jeune fille même : Monsieur, ce n'est pas cela du tout, du tout! ce monsieur me déplaît tout à fait, inutile d'en parler, il est laid, il a l'air malingre, il est essoufflé après deux tours de valse...
— Malingre'. fit Saint-Tropez en fronçant les sourcils, essoufflé !
— En voici une autre : Monsieur, je vous renvoie le ridicule portrait de... Une autre encore : Monsieur, il doit y avoir eu erreur, le portrait que vous m'avez envoyé ne répond nullement à nos aspirations... Il y en a dix-sept comme ça... vous voyez, n'est-ce pas, que monsieur a pris le bon parti, en arrivant enfin au mariage non assorti... Gela ira beaucoup plus vite!
— Eh bien, et nous? demanda Cabassol, savez-vous que nous séchons d'impatience! Est-ce que vous avez comme cela un dossier de refus pour chacun de nous?
— Non, ce n'est pa,s à ce point-là...
Quel joli musée, si l'on pouvait collectionner les étoiles
— Allez-vous nous conseiller le mariage non assorti comme à noire pauvre ami?
— Nous n'en sommes pas encore là... voyons, où en sommes-nous? j'ai cinq refus pour M. Cabassol, six pour M. Bezucheux et quatre pour M. La-costade...
— Comment, cinq refus pour moi contre dix-s.ept pour Saint-Tropez... mais alors, ou vous ne vous occupez que de Saint-Tropez, et c'est de l'injustice, ou je devrais avoir été accepté douze fois!...
— Mais non, comprenez donc ! pour M. Saint-Tropez cela va plus vite, je fais une demande, on refuse tout de suite et je passe à une autre, mais pour vous cela va moins vite, on prend le temps de la réflexion, on hésite...
— Ah! très bien, je comprends! dit Gabassol... Dites-moi, et la dame N 175, la jeune veuve ! m'aurait-elle repoussé?
— La dame N° 475... non, pas réussi de ce côté...
Gomment! mais il m'a semblé au contraire, qu'à chacune de vos soirées, je faisais un pas plus avant dans son cœur...
— Pas réussi...
— C'est étrange, elle semblait me voir avec plaisir et, faut-il le dire, je m'oubliais auprès d'elle, et je passais toute la soirée à ses côtés... à causer, à rêver même... voyons, êtes-vous bien sûr?
— J'ai un autre parti à vous proposer, dit M. Boulandais sans répondre à l'interrogation, et, de ce côté, je suis certain du succès... le n° 429, 28 ans, orpheline, bachelière
— Je la connais, s'écria Cabassol.
— Je l'ai vue hier et je suis autorisé à vous dire...