Quel bon sommeil après tant de fatigues et de si nombreuses émotions ! Quel repos précieux et réparateur! M e Taparel rêva, il est vrai, du Haïtien, mais son rêve ne manqua pas de douceur; il songea qu'après trois heures de combat corps à corps, les cartouches épuisées, les haches brisées, les bowie-knifes ébrêchés, il réussissait à scalper son ennemi, et qu'il lui faisait grâce ensuite.
Le calme le plus complet régnait donc dans la grande salle du restaurant ; il dura de neuf heures du matin à une heure et demie. Rien ne l'avait troublé, pas même les garçons du restaurant qui pourtant auraient bien eu le droit de déranger un peu ces singuliers clients.
Au dehors il faisait un temps superbe ; le soleil, voilé le matin, avait dissipé son rideau de nuages et chauffait le bois de Vincennes de façon à éveiller bientôt les frondaisons printanières et à faire éclore les premières violettes. De toute la nature se dégageait une impression de douceur et de tranquillité vraiment délicieuses, les oiseaux sifflaient dans le jardin, le canon du polygone tonnait à intervalles réguliers, et de temps en temps retentissaient dans le fort, à peu de distance, des appels de clairon ou des sonneries de trompette de cavalerie.
Tout à coup, le ronflement de Cabassol s'arrêta. Des bruits suspects avaient troublé son calme sommeil ; il ne bougea pas, mais il cessa de ronfler. Un tapage assez violent se faisait au dessous, au rez-de-chaussée du restaurant, puis des portes s'ouvrirent vivement, et le tapage retentit plus clair et plus vif. On montait l'escalier.
Deux secondes après, des cris et des appels retentirent dans l'escalier, et la porte fut vigoureusement secouée du dehors.
— Aux armes ! s'écria Gabassol en se précipitant en bas de sa banquette et en jetant le jeune Chinois sur ses pieds.
— Aux armes! répéta le notaire éveillé en sursaut, je ne l'ai donc pas bien scalpé?
— Qui ça?
— Lui ! le Haïtien...
— Sans doute, puisque le voilà qui va enfoncer la porte... allons, allons, dn calme, procédons avec régularité... Qui vive?
Deux dames le questionnaient sur les modes de son pays.
— C'est la noce 1 répondit-on du dehors, ouvrez donc, farceurs !
— La noce? quelle noce? demanda M e Taparel à Cabassol.
— Je n'en sais rien... mais ce n'est pas l'ennemi, ils n'ont pas d'accent...
— Non ! alors puisque ce sont des gens paisibles, ouvrons et dissimulons nos projets.
Cabassol et le jeune Chinois enlevèrent rapidement les barricades et ouvrirent la porte.
Pressés sur le palier, serrés sur les marches de l'escalier, riaient et plaisantaient des braves gens en ribambelle, tous en tenue de cérémonie, avec des robes de soie, des chapeaux à grands fracas, des habits noirs, des redingotes imposantes et des cravates blanches noblement empesées. C'était bien une noce. En tête de la foule, une jeune dame tout de blanc vêtue et couronnée de fleurs d'oranger, donnait le bras à un jeune homme cravaté, coiffé et frisé avec une perfection suprême.
— Farceurs, fît le marié en donnant une poignée de main à Cabassol. Vous savez que les cérémonies nous ont mis en appétit, et vous barricadez la salle du festin !
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Comment vous portez-vous? demanda Cabassol légèrement ahuri en secouant la main de ce marié qu'il ne connaissait en aucune façon.
Toute la noce avait fait irruption dans la salle, M 9 Taparel et le Chinois distribuaient des poignées de main sans rien comprendre aux politesses que leur prodiguaient des inconnus. Cabassol complimentait la mariée émue et rougissante.
Vous nous avez donc précédés, disait le marié à Cabassol, l'attente à la mairie vous a ennuyés... moi, c'est incroyable comme ça m'a creusé. Aussi nous allons expédier un petit déjeuner sur le pouce, puis Ton se promènera dans le bois, et à six heures le grand festin I... Allons, à table, mon cousin!
A table, mon cousin, dit gracieusement la mariée.
Dites donc, mon nouveau cousin, glissa le marié dans l'oreille de
Cabassol, est-ce que le Chinois est un parent ou un ami? Ça doit être un ami... Vous lui ferez chanter des drôleries de son pays, n'est-ce pas?
Cabassol réussit à prendre M e Taparel à part.
Je comprends tout, lui dit-il, le côté du marié nous prend pour un parent de la jeune dame, et le côté de la mariée pour un parent de l'époux ; ne brusquons rien, déjeunons avec la noce; l'omelette de ce matin est oubliée, il m'est resté une certaine lourdeur de tête qu'un léger repas dissipera.
Mais, et mon adversaire qui bat le bois à ma recherche, s'il arrivait?...
Baste! il ne nous trouvera pas au milieu de tout ce monde. Déjeunons d'abord, nous verrons ensuite.
Déjà le jeune Chinois était à table entre deux dames qui le questionnaient sur les modes de son pays. Cabassol et M e Taparel s'installèrent chacun en face d'une fenêtre pour avoir l'œil sur la route.
Le déjeuner fut naturellement d'une gaieté folle; la conversation roula surtout sur le divorce, sur les désagréments du mariage. Quelques jeunes cousines déclarèrent qu'elles ne se marieraient jamais ; les deux belles-mères commencèrent à verser quelques larmes et prirent M 0 Taparel pour confident de leur douleur. Celui-ci, d'abord abattu par le mal de tête, avait peu à peu retrouvé son aplomb grâce à des moyens énergiques, c'est-à-dire en ingurgitant quelques verres de ce petit vin blanc dédaigné le matin.
Doucement ému par les confidences des deux mamans, il jugea convenable de prononcer quelques paroles bien senties pour répondre aux politesses et aux amitiés dont on l'accablait.
— Je comprends, dit-il, toute la douleur d'une mère quand vient le jour qui doit la séparer de son enfant !... Il y a une romance là-dessus... Tralala... ta chambre sera vide! etc. Pauvre brebis qu'on traîne à l'autel, tu quittes le doux abri du sein maternel, pour suivre celui qui n'est trop souvent, hélas! qu'un infâme loup ravisseur! C'en est fait : le oui décisif, le oui terrible, le la grandi; mascarade parisienne
oui fatal est prononcé, l'arrêt est sans appel, pleure, pauvre mère ! Un étranger s'est introduit subrepticement clans ta famille et t'a enlevé pour toujours celle qui devait être la consolation de tes vieux jours! Au moins, sera-t-elle heureuse? C'est si rare! 0 mes amis! la statistique est là pour nous retirer nos illusions à cet égard : un mariage heureux est une exception, une de ces curiosités que l'on signale aux étrangers dans les villes où quelquefois il se produit de ces phénomènes... La statistique a réuni là-dessus des documents qu'elle n'ose livrer à la publicité, de peur des conséquences...
— Ah mais, pardon ! s'écria le marié, il y a...
— Mon gendre, laissez parler monsieur! gémit la tvelle-mère maternelle.
— Pardon, reprit M c Taparel en se tournant vers ie marié, voulez-vous Liv . il. que je vous énumère les trop nombreuses causes de désordre et de malheur des mariages d'aujourd'hui? — Côté masculin, nous avons : l'ivrognerie, vins, liqueurs, absinthe ! la paresse : la jeunesse d'aujourd'hui n'aime pas le travail ! la brutalité : dans les classes bourgeoises, le mari, doucereux devant le monde, bat sa femme dans l'intimité ! l'inconduite, oui, jeune débauché, l'inconduite...
— Si vous vouliez bien ne pas vous adresser à moi l hurla le marié.
— Taisez-vous, mon gendre, s'écria la belle-mère, monsieur nous en apprend de belles sur votre compte 1 [D'ailleurs j'avais prévenu ma pauvre fille, je lui avais dit : Quand tu seras malheureuse, ne t'en prends qu'à toi, tu l'auras voulu 1
— Laissez donc ce vieux raseur, dirent quelques jeunes gens en se levant de table, allons dans le jardin, il y a des petits jeux, des balançoires...