— C'est la citoyenne Constance Lecamus, n'est-ce pas ? A mon grand regret, elle ne répond pas à mon idéal!... elle est charmante, mais trop de discours après la lune de miel...
— Vous avez tort.
— Eh bien, et nous? interrompit Bezucheux, avez-vous quelque douce espérance pour nous?
— Ne manquez pas à ma soirée de demain, peut-être aurai-je une bonne réponse à vous donner... une demoiselle hésite en ce'moment entre vous et votre ami Pontbuzaud.
— Hésiter entre Pontbuzaud et moi! c'est inouï... jusqu'à présent je n'avais jamais vu ça... Enfin!... qui est-ce?...
— Uneorphelinc,lcn°/i30,jen'aipasledroit de préciser avant la réponse... Je prie aussi M. Lacostade devenir avec sa cuirasse... il est venu la dernière fois en simple habit, il a eu tort ! Allons, messieurs, bon espoir et à demain !
— Allons, dit Bezucheux en s'en allant, patientons encore... il y a de l'espoir! Nous n'avons pas encore essuyé dix-sept refus comme le pauvre Saint-Tropez!
— Mon Dieu, tu sais, fit Saint-Tropez, c'est affaire de chance... moi j'ai toujours eu la guigne.
— Ce qui m'étonne, dit Cabassol, c'est ce que le sieur Boulandais vient de me dire... c'est le refus de la dame n° 475 !
— Pourvu que nous puissions aller jusqu'au jour du contrat! s'écria Lacostade, ma suprême ressource est épuisée..
— Nous allons redevenir vertueux ! soupira Bezucheux, c'est dur quand on n'a pas la vocation, mais il le faut!... mes enfants, je vous quittte, je vais toucher mes rentes chez mon banquier I
— Est-il heureux, ce Bezucheux, il a encore un banquier!
— Deux cents francs par mois, servis par mon conseil judiciaire... Dieu! que c'est maigre! Le brigand de conseil !... Celui que j'ai donné à papa est moins féroce !...
Bezucheux laissa ses amis au tramway et se dirigea vers le boulevard Haussmann où demeurait le célèbre Gambiac, le richissime banquier connu par son amour pour les collections et pour le foyer de la danse.
— Comme gendre je vous flanque net à la porte 1
Le célèbre banquier, qui aime à se surnommer lui-même le roi du bibelot, est-un collectionneur émérite; aucun meuble rare, aucun bibelot étrange, ne peut paraître sur la place, sans que Gambiac ne se le fasse apporter pour l'examiner, le soupeser, établir son état civil, et l'enchâsser dans ses collections s'il en vaut la peine. De même, poussé sans doute en cela par son instinct de collectionneur, aucune étoile ne peut se lever à l'horizon du Paris galant, sans que le gros Gambiac ne fasse tout ce que ses millions lui permettent, ce qui n'est pas peu dire, pour confisquer quelque temps l'astre à son profit.
Aussi l'hôtel habité par Gambiac est-il un vrai musée, depuis l'escalier des appartements particuliers jusqu'aux chambres de débarras, où sont reléguées les curiosités de second ordre. — Gambiac ne regrette qu'une chose, c'est que les étoiles, son autre passion, ne puissent pas se conserver et se cataloguer comme les autres curiosités. Quel joli musée il aurait si cela se pouvait! Malheureusement, ces délicieuses étoiles sont essentiellement filantes, ces objets d'art si délicieusement ciselés, si douillettement sertis dans la soie et la dentelle ne peuvent restera la disposition du collectionneur comme de simples émaux ou comme des marbres inertes !
Gambiac est veuf, il a deux filles suffisamment jolies et suffisamment bien élevées, au dire de BezucheuxdelaFricottière, qui, au temps de sa splendeur, a beaucoup dansé avec elles. Maintenant toutes relations sont rompues, Bezucheux ne va plus dans le monde depuis sa déconfiture, et s'il a osé jadis lever les yeux vers elles, il sait bien que le gros Gambiac, ce vil homme d'argent déclinerait l'honneur de redorer l'antique blason des la Pricottière. — Cependant le banquier, un vieil ami de papa la Fricottière, l'invite régulièrement à déjeuner, chaque fois qu'il vient toucher la pension mensuelle allouée par son conseil judiciaire.
Dès le premier déjeuner, Gambiac, toujours rond en affaires, a dit à Bezucheux :
— Gomme client je vous vénère, mon petit Bezucheux, mais, vous savez, comme prétendant je vous flanque net à la porte ! Choisissez !
— Restons amis ! dût mon cœur se briser! répondit Bezucheux avec un soupir, en regardant d'un œil chargé de tristesse les deux demoiselles Cambiac.
Et tout en restant galant comme un mousquetaire Louis XIII, il avait mis une sourdine à la cour vague qu'il faisait jadis sans préciser aux deux j u.ics filles.
Ce jour-là, quand il arriva chez le banquier, en sortant de la Clef des cœurs, Cambiac l'accueillit avec le plus large de ses sourires.
— Mon bon Bezucheux, comme vous devenez rare ! dit-il.
— Mais... je le regrette comme vous. Ah, si les mois pouvaient avoir plusieurs trente-un !
— M'm petit, vous allez déjeuner avec nous! mes filles vous adorent, je leur dis toujours : si vous aviez connu son père ! c'est son père qu'il fallait voir, jadis 1 Le type du parfait la Fricottière !
— Mais je n'ai pas dégénéré ! fit Bezucheux.
— Je le sais bien... vous savez nos conventions : comme client je vous vénère, mais...
— Comme gendre! je connais votre opinion. Mais, soyez tranquille, mon cœur est en miettes!
— Pas le plus petit doigt de cour !
— Entendu ! vous ne voulez % cependant pas que je sois grossier? cela, je vous en avertis d'avance, je ne le pourrais pas... Vous connaissez ma nature : gentilhomme quand même!
— Ah ! Il faut que je vous montre quelque chose... mon musée s'est enrichi depuis votre dernière visite.
— Une perle ? un bibelot unique? quoi?
— Mieux que cela, mon ami !
— Un Rembrandt? un Franz Hais?.,.
— Mieux que cela I
— Une Vénus de Milo?
— Vous brûlez! mais c'est encore mieux que cela, ce n'est pas un objet unique que j'ai déterré, c'est toute une collection!
— Une collection !
J'espère découvrir quelques corsets d'Agnès Sorol, d'Isabcau, ctu
— Une collection merveilleuse, unique, sans pareille ! Quelque chose de...
— Vous m'étourdissez!
— Et d'inédit! vous savez, personne n'en possède l'équivalent. Les uns peuvent avoir plus de hollandais que moi, ou de dix-huitième siècle, ou de faïences, ou d'armes, mais personne n'a ce que j'ai ! Dans aucune collection vous ne trouverez ce que vous allez voir... Vous n'en avez donc pas entendu parler? mais les journaux ont déjà publié des articles enthousiastes sur ma nouvelle collection... On m'a déjà demandé à photographier les principales pièces, mais j'ai refusé... Et les criailleries des jaloux! j'en connais qui ne dér&gent pas depuis ma trouvaille...
— Vous piquez exlraordinairemenl ma curisosité ! qu'est-ce donc enfin?
— Vous allez voir! j'ai fait arranger un petit salon exprès... que dis-je, un boudoir, pour ma nouvelle collection.
— Un boudoir! Il y a donc du féminin là-dedans?
— C'est tout ce qu'il y a de plus féminin ? Suivez-moi et apprêtez-vous à v.nis pâmer ! je vous connais, je sais que ça vous plaira.
Et le joyeux Gambiac guida Bezucheux à travers les salons jusqu'au boudoir de la mystérieuse collection.
— Yêtes-vous? demanda-t-il en soulevant une portière, eh bien.admirez!
Le boudoir, comme disait Cambiac, était une grande pièce garnie de vitrines sur tous les côtés, avec une grande table centrale encore à vitrines. Au premier pas Bezucheux s'arrêta.
— Mais s'écria-t-il, je suis chez une corsetière...
— Artistique et historique! acheva Gambiac !
— Des corsets ! des corsets et rien que des corsets !
— Mon Dieu, oui, voilà ma nouvelle collection... y êtes-vous? Admirez-vous? Des corsets historiques, mon cher, tout ce qu'il y a de plus historiques...