— Asseyez-vous, je vous prie, dit-il en se précipitant vers un fauteuil rouge et vers une chaise qu'il traîna devant ses visiteurs.
— Vous êtes bien, reprit le notaire en ouvrant sa serviette bourrée de papiers, vous êtes bien monsieur Georges-Antony Cabassol, étudiant en...
— En? répéta Cabassol.
— Oui, étudiant en quoi?
Cabassol sembla chercher dans ses souvenirs.
— Voyons, étudiant en droit ou en médecine? ah! voilà, je ne suis pas encore décidé... j'attends... je consulte mes goûts... il n'y a que quatre ans que je suis à Paris !
— Soit, mettons simplement étudiant, poursuivit M e Taparel,... né à Castelnaudary et cousin de M. Badinard.
— Oh! cousin éloigné, très éloigné! Les Badinard sont imbéciles de père en fils; j'ai diné une fois chez lui à Saint-Germain dans son castel, comme il disait, ce crétin de marchand d'huiles...
— ... Et cousin de feu M. Badinard, reprit le notaire en appuyant sur le mot feu.
— Ah! fit Cabassol, feu M. Badinard...
— En qualité de notaire et d'exécuteur testamentaire de feu M. Badinard, je viens vous prier de vouloir bien m'accompagner jusqu'à mon étude pour y entendre la lecture du testament dudit. En me chargeant de l'exécution de ses dernières volontés, M. Badinard m'a recommandé de vous aller chercher moi-même à votre domicile et de vous emmener sans perdre ui.e minute, et toute affaire cessante dans mon cabinet. Le testament ainsi qu'une petite boîte y annexée vous attendent, et je ne doute pas que la communication des dernières volontés de feu votre cousin ne vous soit agréable...
Antony Cabassol était retombé sur son lit.
— Pardon, monsieur, balbutia-t-il, vous êtes notaire, c'est une noble fonction qui vous revêt d'un caractère sacré... mais... ce que vous me dites.., ça n'est pas une blague?
L'air indigné de M* Taparel et de M. Miradoux convainquirent Cabassol.
— Ali! ce pauvre cousin, feu Badinard!... Et moi qui n'en savait rien! J'ai dîné chez lui il y a dix-huit mois, et je me souviens maintenant qu'il me considérait avec un air tout particulier... qu'il m'interrogeait paternellement sur mes habitudes, sur mes aptitudes, et même, je me souviens, sur mes succès auprès des ... si bien que je l'appelais le cousin Batifolard!... Pauvre Badinard ! belle famille ! tous très forts...
— De père en fils ! dit le notaire.
— Partons, messieurs, reprit Cabassol, allons à l'étude...
— Un instant! vous êtes encore en sauvage...
— Ah! c'est vrai... j'oubliais... c'était hier le mardi gras; il y avait bal chez Raphaël Taupin, un peintre distingué de mes amis, et j'y suis allé en gue rier apache. J'ai eu beaucoup de succès ; mon costume était assez réussi comme vous pouvez le voir... Ah! si j'avais seulement un ulster!
— Comment, un ulster?
— Oui, ce serait plus commode, car, s'il faut tout vous avouer, ce costume d'apache compose à lui tout seul toute ma garde-robe actuelle, le reste est où vous savez !
- Comment où je sais?
— Au clou, parbleu! Voilà ce que c'est : mon costume à moi ne coûtait pas grand'chose comme exécution : des idées artistiques, du bon goût, et c'était tout; mais il y avait celui de Cornélie...
— Cornélie?
— Oui, Cornélie, ma faiblesse actuelle... Je rougis de vous faire tous ce* aveux!...
— Au contrairp, jeune homme, au contraire! ne rougissez pas... Cor-
Cabassol contemplait avec des yeux étonnés ces visiteurs inattendus.
nélie! ah ! il y a une Cornélie, c'est très bien, c'est excellent, en qualité d'exécuteur testamentaire de feu Badinard, cela me ravit. Du haut du ciel il doit être content de vous !
— Alors, je puis vous avouer Cornélie? Il y avait donc le costume de Cornélie, un délicieux costume de cantinière apache, allant porter l'eau de feu ians le sentier de la guerre ! C'est pour cette cantinière apache que j'ai dû me«re toute ma garde-robe au clou.
Depui. un e minute, M. Miradoux baissait la tête et regardait sous le lit.
— Qu ea-ce que vous cherchez? demanda Cabassol.
— Mais.. Cornélie?
— Hélas ! 'c croyais être revenu avec elle, mais je m'aperçois que je dois l'avoir laisse au bal chez Taupin.
— Alors, comment faire si vous n'avez pas d'autre costume? Gabassol courut vers une commode et bouleversa les tiroirs.
— Je n'ai que cela, dit-il en revenant avec quelques petits papiers, voici trois reconnaissances !
Nous sommes sauvés alors, s'écria le notaire; M. Miradoux, mon principal clerc, va courir dégager votre garde-robe, c'est un peu en dehors des habitudes notariales, mais enfin, il le fautl
M. Miradoux prit les reconnaissances, reçut quelques indications du jeune homme et partit vivement. Après trois grands quarts d'heure d'attente il reparut, suivi d'un commissionnaire, porteur d'un fort paquet.
Cabassol, débarbouillé et débarrassé de ses tatouages, fut bien vite habillé.
— Et maintenant, messieurs, je suis à vous, dit-il.
Et, ouvrant la porte, il laissa passer le notaire et son principal clerc. L'hôtel Hippocrate était un peu plus tranquille. Jules, le garçon, était revenu avec les bocks des uns et les bottines des autres.
— Jules, dit solennellement Gabassol en passant, si Gbrnélie revient, vous lui direz que je suis parti pour Gastelnaudary, et soyez sévère.
M° Taparel avait sa voiture à la porte, les trois hommes y prirent place et roulèrent vers la rue du Bac. En route, Gabassol, anxieux, ne parla que de son cousin feu Badinard, et chercha à deviner l'importance du legs que ce cher Badinard devait lui avoir réservé.
En arrivant les trois hommes traversèrent l'étude au grand émoi des clercs, évidemment instruits de la situation, et pénétrèrent dans le cabinet du notaire.
— Monsieur Antony Cabassol, donnez-vous la peine de vous asseoie prononça cérémonieusement M 0 Taparel.
Et, sans se presser, le notaire marcha vers une grande caisse de fer, l'ouvrit, en tira quelques papiers, ainsi qu'une boîte fermée par Je grands cachets rouges, et vint s'asseoir devant son grand bureau.
— Mais, dit timidement Gabassol, et les autres... les autres /arents?
— Dans un préambule au testament que je vais avoir l'hr nn eur de vous lire, préambule contenant mes instructions, M. Badinard a~ cart é formelle-
Ju)ps était revenu avec lea bocks.
Portrait authentique de M'
Liv*. 2.
rd, entouré de qu
elgjiea ligures tirées de l'album de cette dame.
ment tous ses autres parents et amis, et il a. exprimé la volonté que son testament vous fût lu à vous seul, en présence de M. Miradoux, mon principal clerc.
Cabassol se cramponna aux bras de son fauteuil.
— Je commence donc, dit le notaire en tirant d'une enveloppe une feuille de papier timbré :
« CECI EST MON TESTAMENT
« Moi, Jean Timoléon Badinard, sain d'esprit, mais cloué par la goutte dans mon fauteuil, je déclare ici avoir le cœur navré et me sentir l'âme profondément abattue par des désillusions conjugales.
« Je viens de découvrir caché dans un guéridon de la chambre de ma femme, un album contenant soixante-dix-sept photographies masculines, portant pour la plupart des mentions et des dédicaces, qui me semblent compromettantes. Ma femme m'avait paru jusqu'ici au-dessus du soupçon, elle s'est toujours montrée, dans le cours de cinq années de vie conjugale, d'un caractère si parfaitement désagréable que je me croyais à l'abri des risques ordinaires. Je me trompais, elle me trompait!
« Après de mûres réflexions, et dans l'impossibilité où je suis, vu ma goutte, de courir sus aux soixante-dix-sept personnages de l'album, aux soixante-dix-sept infâmes qui l'ont si affreusement compromise à mes yeux, j'ai résolu de tirer d'eux une vengeance aussi éclatante que. possible par procuration. En conséquence, je donne et lègue à M. Antony Cabassol, mon cousin, toute ma fortune particulière, montant à quatre millions clairs et nets, à la condition expresse que ce jeune homme se fera mon vengeur et, sans marchander ses peines et ses soins, infligera la peine du talion à chacun de mes soixante-dix-sept rivaux.