— Parfait! s'écria Gabassol, on peut les entamer tous à la fois, sans perdre de temps. Gomment s'appellent-ils?
— Voici les noms et les photographies. Ce petit blond à monocle se nomme Bézucheux de la Fricottière, il a mangé trois cent mille francs en 18 mois, mais il commence à se ranger, pour faire durer plus longtemps ce qui lui reste. Le n° 2. ce gaillard à forte moustache, est un ancien capitaine de cuirassiers comme Lacostade. Le n° 3 est le jeune Pontbuzaud, de Bordeaux. Le n° 4 s'appelle Jules de Saint-Tropez ; c'est un petit malin qui s'est fait donner un conseil judiciaire par raison d'économie, dit-on. Le n° 5, ce grand maigre, sec et noir comme un Espagnol, porte le nom de Bisseco, Marius, de Marseille. — Voilà.
— Très bien. Maintenant avez-vous quelque idée sur la manière la meilleure et la plus prompte pour entrer en relations avec ces messieurs?
— Pas difficile. Mon second clerc est l'ami d'un monsieur qui est celui d'une connaissance de Bezucheux de la Fricottière. Soyez ce soir au café Riche, mon second clerc vous présentera à son ami, qui en suivant la filière vous fera connaître le Bezucheux.
— J'y serai! j'ai hâte de me rattraper de l'échec Ghampbadour. J'entame les cinq gommeux dès ce soir.
Ainsi qu'il l'avait annoncé au notaire, Gabassol se mit en campagne dès le soir même. En suivant la fdière indiquée par M. Miradoux, c'est-à-dire en allant d'ami en ami et de présentation en présentation, il arriva jusqu'à Bezucheux de la Fricottière.
Il était minuit, les présentations avaient commencé à huit heures; Bezucheux de la Fricottière, assis devant une table du café Riche sur le trottoir, suçait la pomme de sa canne en regardant défiler sur le boulevard les bataillons multicolores des petites dames. L'astucieux Gabassol était à côté de lui cherchant tous les moyens de s'insinuer dans sa confiance ; il avançait, car déjà ils étaient au mieux ensemble, et déjà Bezucheux l'appelait mon bon.
— Or donc, mon petit bon, disait Bezucheux de la Fricottière, vous lâchez l'École de droit pour vous lancer dans la bonne petite existence torrentueuse d'un bon petit gommeux?
Gabassol venait de lui dire en confidence que sa famille l'avait envoyé à Paris pour se faire recevoir avocat avec l'intention de le lancer ensuite dans la politique ; mais que, maître de sa fortune, il préférait la manger d'abord, avant de songer à devenir un des législateurs de son pays.
— Parfaitement, répondit Gabassol d'une voix chantante, la bonne petite existence, la vraie I
— C'est comme moi, reprit Bezucheux, figurez-vous, mon petit, que je fus sous-préfet!
— Bah!
— Hein? c'est ruisselant d'inouïsme, flamboyant d'insenséisme! C'est d'un épatant gigantesque! moi, le petit la Fricottière, je suis un ancien fonctionnaire, premier magistrat d'un arrondissement... pendant huit jours seulement par bonheur. Mon bon, c'était un tour à papa... vous ne connaissez pas papa?
— Non.
— Eh bien, c'est un type, papa de la Fricottière, un vrai type! Pour être débarrassé de ma surveillance et pour pouvoir fricoter à l'aise, il m'a fait nommer sous-préfet, — il est influent, papa, ahl il a fricoté avec tous les gouvernements, dans leur jeunesse I — il m'a fait nommer sous-préfet d'un arrondissement perdu dans les montagnes de l'Auvergne. Ah, vous savez mon hou, tout là-bas, là-bas! pas de chemins de fer, un pittoresque insensé, des habitantes qui disent fouchtra et qui en sont encore à la crinoline 1 Tous
Saint-Tropez embrassa la cantinière.
les sous-préfets s'y pendent; c'est comme les factionnaires de cette guérite posée dans un paysage embêtant!
— Vous vous êtes pendu?
— Non. J'ai commencé par dire à papa que je la trouvais mauvaise. Pour m'amadouer, il m'a promis de me faire décorer au bout d'un an. — Mais je la connaissais ! le gouvernement, pour avoir son sous-préfet pour son arrondissement montagneux et embêtant, promet toujours la croix après un an de séjour, mais le sous-préfet est toujours pendu avant. Moi, malin, j'ai fait semblant d'accepter, j'ai carotté à papa mes frais d'installation et je suis parti ou plutôt nous sommes partis toute une bande, Pontbuzaud, Saint-Tropez, Bis-seco, Lacostade, avec des sous-préfètes en nombre suffisant. Ouf, mon cher bon, ouf!
— Quoi donc?
— Ce que nous ayons épaté l'arrondissement, c'est babylonien! Ils sYn souviendront de aies huil jours do règne! D'abord l'arrivée en diligence, une diligence frétée pour nous seuls. En entrant dans les bourgs sur la route, les maires et les conseils nous recevaient avec des discours : Moehieur le chous-préfet!... Il fallait répondre; c'était tantôt l'un '.antôt l'autre qui faisait le sous-préfet el qui répondait : Mes chers jadminichtrés! Et alors : Vive le chous-préfetl Kl nos cinq dames, sortant la tète par toutes les portières, criaient : Vive l'arrondichement! Ça m'a fait une réputation de sous-préfet
Le blason des la Fricottière
torrentueux et mormonien extraordinaire. Je suis sûr que l'on parle encore des cinq sous-préfètes de la Fricottière! Dans la ville ce fut bien autre chose : en routej'avais promis aux dames de passer une revue de la garde nationale dès l'arrivée; au dernier relais,un exprèsétait parti pour convoquer les soldats citoyens. Ça n'a pas manqué : en «lilM.urli.nii par le faubourg, voilà que nous entendons des roulements de tambours et des sonneries de trompettes, àcroire que li ville était assiégée. La diligence s'arrête à la place Neuve devant tous lés épiciers et charcutiers du pays alignés le long de l'hôtel de ville; à notre vue, on bal aux champs, Le commandant tire son sabre et crie : Gar... d'àvos!... Portez... armes! Préjentez... .ohm-'. Lacostade saute en bas de la voiture. La garde nationale crie : Vive le ûhous-préfet! il parcourt le front des troupes, Nouveaux cris de : Vive le chous-préfet! c'est Bisseco qui descend de la dili-gencc et qui file à son tour devant les soldats citoyens. Puis Saint-Tropez exécute majestueusement la même manœuvre, la garde nationale est ahurie mais n'en crie pas moins fort : v Vive le chous-préfet! Pontbuzaud descend et enfin moi, le vrai chous-préfet, plus majestueux que les autres. Les cinq
Les cinq sous-préfètes.
dames sautent à terre et parcourent comme nous le front de bandière en distribuant les félicitations et les poignées de main. La musique joue. Saint-Tropez embrasse la cantiniëre, une forte luronne. Puis les discours commencent. A la fin la garde nationale se forme en colonne, nous nous plaçons au centre et nous marchons sur la sous-préfecture, au milieu des vivats d'une foule idolâtre! Le lendemain grand dîner officiel offert au maire et à la délégation du conseil : quel ahurissement, mon bon, devant la conver-galion des sous-préfets et sous-préfètes, el quel train] Toute La ville étail soua nos fenêtres. A shc heures du malin seulement nous laissons partir nos Invités... dans un triste état : huit jours comme ça et la ville étail en révolution* Les sous-préfètes but la promenade déploient <lc> toilettes fantastiques et tous les soirs la noce recommence. Lé huitième jour, conseil de révision!^ Les sous-pnéfètes riaient à se tordre d'avance, mais j'en avais assez if$ fatigues de L'administration, je résolus d'abdiquer! Los malle- laiv>, ma démission envoyée, la diligence qui nous avait amenés nous remporta... Voilà, mon bon, toute ma vie politique ! Elle est courte, mais bien remplie... mon arrondissement s'en souviendra. — Et qu'a dit papa?
Fête à la sous-préfecture.
— Papa de la Fricottière a été embêté, je revenais sur le lliéàtre de ses farces quand il se croyait tranquille pour quelque temps. Il l'a trouvée mauvaise... Demandez à Lacostade le nez qu'il a fait... tenez, voilà Lacostade, je vais vous présenter.