M° Taparel, à son arrivée, était en affaire ; il rédigeait le contrat de mariage d'une riche cliente. Cabassol lui fit passer ces simples mots :
AFFAIRE BADINARD
« Bâclez votre mariage rapidement. Vous êtes par mes soins sur le point d'être reçu membre du club des Billes de billard!
« C. »
iv. 22
M c Taparel sans doute bâcla le contrat de mariage de sa riche cliente, car il parut bientôt sur le seuil de son cabinet, reconduisant son monde. 11 courut vivement à Cabassol.
— Mais, pourquoi me faire recevoir moi-même de ce club, pourquoi pas vous? dit-il.
— Parce que... parce que je ne possède pas encore le commencement de calvitie qui couronne si bien votre noble front fatigué par l'étude. Je serais blackboulé avec rigueur, tandis que vous avez les plus grandes chances. Vous
— Or donc, dit le notaire...
allez être reçu et vous étudierez les crânes de vos collègues pour découvrir celui de Jocko...
— Mais...
— N'êtes-vous pas exécuteur testamentaire? Il le faut, l'affaire Badinard l'exige.
— C'est que madame Taparel va peut-être me faire quelques observations... l'affaire Badinard m'entraîne un peu loin, selon elle !
— Que voulez-vous, un officier ministériel doit être esclave de son devoir!... Allons, prenez votre chapeau, je vais vous présenter à Bézucheux de la Fricot-tière dont le père est justement le président des Billes de billard!
M e Taparel poussa un soupir et suivit Cabassol. Bézucheux et ses quatre amis attendaient curieusement le notaire torrentueux de Cabassol; la connaissance fut vite faite. Bézucheux trouva M e Taparel charmant, et posa incontinent la question d'un emprunt sur troisième hypothèque.
Cabassol, par discrétion, prit congé sitôt qu'il eut remis le notaire entre les mains de son ami. 11 sut le lendemain que Bézucheux avait présenté M Taparel à son père. Bézucheux avait été droit au but.
— Papa, avait-il dit, suppose un instant que tu lais partie de l'Académie Française et que je viens te demander la voix pour monsieur. L'accorderais-tu?
— Oui.
— Eli bien, c'est bien plus important que ça. Monsieur est un aspirant Bille de billard, il demande à entrer au club sous tes auspices ! Regarde, il a des droits, il a déjà un job' petit genou bien rond et bien lisse...
Le pipa de la Pricottière s'était laissé attendrir, il avait promis d'user de toute son influence pour favoriser l'admission de M c Taparel, et il l'avait immédiatement convoqué pour la présentation officielle au comité, au diner du jeudi suivant.
Les membres du comité des Billes de billard.
M e Taparel avait deux jours devant lui pour se préparer à cette solennité.
— Comme nous voudrions vous suivre! lui disaient Gabassol etlMiradoux; mais hélas! nous avon> encore trop de cheveux.
Force leur fut de rester à la porte quand, le soir du dîner, ils eurent conduit le notaire, un peu ému, jusqu'au somptueux hôtel où le club des Billes fie billard tenait ses grandes assises hebdomadaires. Pour passer le temps, ils entrèrent dans un café, en facéties fenêtres du club, et attendirent, dans une contemplation muette de ces fenêtres.
A une heure du matin, il liaient encore là, les yeux fixés sur les fenêtres d'où s'échappait un joyeux bruit de Champagne, de toasts et d'éclats de rire.
— Ce sont les Billes de billard qui se consolent, leur dit le garçon en fermant le cale.
Gabassol et Miradoux errèrent quelque temps sur le trottoir, puis ils pcn sèrent que le plus sage était de rentrer tranquillement chacun chez soi, sans attendre la fin de la réception de M e Taparel.
A neuf heures, le lendemain, Gabassol se présentait à l'étude.
— Mal à la tête naturellement, lui dit Miradoux, niais ça ne fait rien, je vais le faire prévenir de votre arrivée, et il passera sa migraine en nous racontant sa glorieuse soirée.
Au même instant M G Taparel parut en robe de chambre, l'air un peu fatigué, comme le lendemain de son duel avec le Haïtien.
— Si vous le permettez, messieurs, dit-il, je me ferai apporter un bain de pieds à la moutarde, en causant de nos affaires. La soirée a été chaude, la moutarde me rafraîchira.
— Comment donc! firent à la fois Gabassol et Mira-doux, il faut vous soigner, vous avez eu tout le mal.
— Or donc, reprit le notaire après quelques minutes, quand il se fut commodément installé dans le bain de pieds bouillant apporté par son valet de. chambre, or donc, je suis reçu Bille de billard.
— Ne vous voyant pas revenir, nous avons bien pensé que vous n'étiez pas blackboulé.
— Lorsque vous me quittâtes hier à la porte du club, le cœur me battait, je l'avoue ; mais en pensant à notre mission, tout mon courage me revint, je pris ma lettre de convocation dans ma poche, et je la tendis au chasseur debout au pied de l'escalier. Ce chasseur était chauve, quoique tout jeune encore ; j'ai appris depuis qu'on le payait très cher pour lui permettre d'en-
La Bille de billard Taparel! annonça un domestique chauve.
Délibération du comité.
trelenir sa calvitie. Le chasseur chauve me fil immédiatement entrer dans une pièce où se tenaient messieurs les membres du comité, en m'annonçant ainsi:—L'aspirant Taparel! — Derrière une grande table recouverte d'un tapis rouge, cinq messieurs, où plutôt cinq crânes majestueux, étaient assis, impassibles comme des bonzes. Je reconnus celui du milieu, c'était le président Bézucheux de la Pricott» re.
— Aspirant Taparel, me dit Le président, jeune présomptueux qui osez prétendre au beau nom de Bille de billard, dites-moi quels sont vos titres?
— Trente années de notariat, profession aride... allais-je répondre. Mais le président Bézucheux m'interrompit.
— Assez! s'écria-t-ilj taisez-vous et apprenez, aspirant Taparel, que tous 1 '.- hommes sont égaux devant la dé.npiirivseence du cuir chevelu, qu'il n'y a ii i ni titres ni distinctions, mais rien que des crânes! Le seul litre à présenter, une calvitie bien accentuée, et autant que possible prématurée. Ce titre, le ; issédez-vous? Avancez ici et montrez voire crâne aux membres du bureau.
J'obéis à cette injonction et je vins soumettre mon crâne à l'examen des membres «lu bureau. Chacun de ces messieurs le contempla longuement de face, de profil et à vol d'oiseau, sans prononcer une parole.
— Aspirant Taparel, prononça le président, après cinq minutes d'examen, vous jurez que votre calvitie n'est pas le résultat de manœuvres illicites et qu'elle n'a en elle-même, rien de frauduleux?
— Je le jure!
— Vous promettez de ne jamais avoir recours à de vains artifices pour dissimuler cette calvitie aux yeux du vulgaire, vous jurez de mépriser toujours perruques et faux toupets?
— Je le jurel
— Et maintenant, aspirant Taparel, allez vous asseoir, le conseil va déli-bérer '.
Je m'assi3 sur une chaise que m'indiqua le chasseur chauve, pendant que les membres du bureau causaient entre eux avec animation, en me tournant - Le cœur me battait, je l'avoue, car mon sort allait se décider. Le président Bézucheux père se retourna enfin et dit d'une voix tonnante :
— Chasseur, apportez l'urne du scrutin!
Le jeune et vénérable chasseur tira d'une armoire une urne monumentale qu il vint présenter à i hacun des membres du bureau ; quatre boules roulèrent dans le vase. Le président Bézucheux père vota le dernier et procéda aùs-au dépouillement du scrutin... 11 fut triomphant pour moi : cinq boules blanches!