Jules, bon diplomate, avait parlé de la tuile dorée tombée sur la tête de Gabassol, il apportait cette réponse de la traîtresse Cornélie: « Ce soir, a Bullier! »
— Bravo! s'écria M e Taparel, à Bullier, nous irons à Bullier!
— Comment, vous viendriez...
— Mais, et mon mandat d'exécuteur testamentaire? Je n'ai pas l'habitude de jongler avec les devoirs; j'irai à Bullier. Sans vouloir me montrer très formaliste, je désire constater régulièrement. Donc à ce soir, à Bullier. Aurez-vous l'obligeance de venir me prendre? Nous n'emmenons pas Miradoux; d'ailleurs il est occupé, il a rendez-vous chez l'ambassadeur de Zanguebar. Mon second clerc recherche M. de Champbadour et le troisième est sur la piste de don Ramon Carabellas ; vous voyez que toute mon étude s'occupe de vous. La succession Badinard prime toutes les autres affaires!
Cabassol passa le reste de son après-midi à fumer d'excellents cigares sur le boulevard en roulant des plans fastueux et rosés dans sa tête. Il dîna chez Brébant et s'en fut ensuite prendre M e Taparel. Il trouva celui-ci prêt à partir.
— Faites-moi passer pour un oncle de province, glissa M e Taparel à l'oreille de Cabassol au moment de passer la porte mauresque illuminée, de l'établissement cher aux indigènes de la rive gauche.
Cabassol jouissait d'une certaine notoriété parmi les habitués et surtout parmi les habituées, car il recueillit de nombreux sourires et de chaleureuses poignées de main accompagnées de quelques : Oiïres-tu un bock?
L'orchestre entamait un quadrille brillant. Dans ce dernier asile de la
bet apparaissaient au-dessus des tètes.
chorégraphie française, une dizaine de messieurs et une dizaine de dames levaient la jambe d'une façon tout à fait indépendante. Lt r s messieurs imitaient les élégantes contorsions de la grenouille expirante, mais les dames étaient plus intéressantes à contempler; au-dessus des têtes de la ligne de curieux rangés autour des danseurs, des jambes apparaissaient de temps en temps, se dressant tout à coup parmi le tourbillonnement des jupes et des jupons blancs à petits plis, comme des spécimens de l'art du bonnetier : bas rayés, bas quadrillés, bas couleur chair à coins brodés, etc.
Cubassol tira M 0 Taparel de la contemplation de ce déhanchement musical et, tout en se laissant raconter quelques souvenirs émus de la Closerie de
Popularité de Cabassol. — Payes-tu un bock?
Lilas de 1850, entraîna le notaire vers le coin, non moins encombré, non moins bruyant, où l'on bavardait autour des bocks, entre jeunes dames à franges ébouriffées sur des nez insolents et tapageurs et vétérans barbus du quartier, poètes naturalistes et peintres impressionnistes.
— Voilà Paul Matassin ! dit tout bas Cabassol.
— Et Gornélie ?
— Elle est là.
— Bien. Abordons-les, mais sans avoir l'air de les chercher. Paul Matassin avait aussi vu Cabassol et le hélait déjà.
— Hé, guerrier apache! ça va bien?
— Matassin et Cornélie! En croirai-je mes yeux? s'écria Cabassol en levant les bras en l'air. Et bien, vil séducteur, et les devoirs de l'amitié? Et vous, cantinière apache, que faites-vous de la fidélité, l'austère fidélité, la tranquillité des parents, la sécurité des foyers?
— Mon petit Gabassol, répondit Gornélie, c'est la faute à l'Observatoire, il y avait tant de brouillard que j'ai confondu le nez de Paul avec le vôtre Paul en a odieusement abusé. Voilà!
— Au musée de Gluny, l'amour! C'est fini! je ne crois plus à rien, du moment où Gornélie me trompe ! Enfin, pour calmer les souffrances de mon malheureux cœur, je vais m'abreuver de houblon amer. Allons, affreux Matassin, et vous, ingrate Cornélie, souffrez que je vous présente mon oncle, mon vénérable oncle de Gastelnaudary !
— Dis donc, murmura Gornélie à l'oreille de Cabassol, est-ce de lui que tu as hérité ?
— Ah! on sait déjà...
— Oui ; l'hôtel Hippocrate est en révolution, on dit toutes sortes de choses, est-ce vrai?
— Tout est vrai ! Et bien autre chose en plus.
— Tu sais que je t'ai toujours aimé?
— Oh ! oui, tu nous as toujours aimés.
— Dites donc, fit M e Taparel en s'emparant de l'autre oreille de Gabassol, Matassin a l'air froid, on dirait qu'il ne serait pas fâché de vous relaisser Cornélie... Vous savez que cela ne ferait pas l'affaire, feu Badinard ne serait pas vengé ! Il faut que Matassin soit ennuyé, soyons féroces !
Une jeune dame était venue s'asseoir à la gauche de Gabassol, elle était blonde, elle avait un menton potelé, une bouche aux lèvres moqueuses, un nez palpitant et des yeux point farouches, le tout souligné par les mèches folles d'une chevelure abondante et encadré dans un immense chapeau doublé de soie rose. Cabassol qui la connaissait*un peu lui faisait déjà une cigarette, et lui avait permis de boire dans son bock. Cinq minutes après, une autre jeune dame, brune celle-ci, avec autant de mèches noires que la précédente possédait de mèches blondes sous un grand chapeau abat-vent, s'appuyait sur les épaules de Cabassol et lui demandait aussi une cigarette.
Bientôt une troisième jeune dame à cheveux de nuance indécise, mais jouissant d'un petit nez guilleret qui donnait de la joie rien ']ii'à le regarder, accapara la droite de Cabassol, réussit à en éliminer le notaire et se fit faire également une cigarette qu'elle alluma à celle de notre héros.
abassol lui avait pecmia de boire dans son bock.
Liv, 4.
- Zut pour Matassin! Cabassol, c'est toi que j'aime!
Le digne M 0 Taparel se rapprocha de Paul Matassin pour ne pas le laisser échapper. Cornélie paraissait contrariée.
Trop de popularité , Cabassol, beaucoup trop de popularité 1 Les habitants de l'hôtel Hippocrate avaient porté aux quatre coins du quartier la nouvelle de l'héritage. Comme ils manquaient de détails, ils en avaient inventé. On parlait de sommes fantastiques et de projets superbes pour les dévorer. Cabassol avait l'intention d'acheter l'Odéon pour en faire son hôtel et donner des bals dans la salle. Cabassol allait donner un punch monstre à tout le quartier, dans le grand bassin du Luxembourg, loué trè's cher pour la circonstance.
Le magnifique Cabassol, un peu entraîné par les hommages rendus à son éclatante personnalité, avait donné des ordres au garçon et faisait- servir des rafraîchissements variés. 11 oubliait sa noble mission, le misérable, il trônait au milieu de ébouriffements de chevelures brunes, blondes ou indécises et des ondulations des plumes des chapeaux féminins. Il continuait à confectionner d'innombrables cigarettes, et ce, malgré les coups d'oeil désespérés et les hum ! hum ! de M 0 Taparel.
Il était lancé, il négligeait Cornélie, la seule, l'unique jeune dame intéressante pour M e Taparel, esclave de son devoir. Quant à Paul Matassin, délaissé par toutes les jeunes personnes, il ri'avait.pas beaucoup l'air de s'amuser non plus.
Sortie triomphale de Bullier.
Comme foui à côté les cuivres de l'orchestre commençaient une polka, M c Taparel prit un grand parti.
— Mon neveu ! dit-il, il se fait tard, si nous offrions à souper à ces dames ! Les dames levèrent la tête avec une stupeur évidente. Jamais elles n'avaient vu d'oncle pareil, jamais, jamais, même celles qui dataient du Prado de 1860. C'était la première fois.