— C'est véritablement ton oncle, dis, Loulou? demanda un chignon jaune doré.
— De Castelnaudary, répondit Cabassol.
— A la bonne heure! ils vont bien à Castelnaudary. Est-ce qu'ils sont tous comme ça?
— Mon oncle, répondit Cabassol élevant la voix, au nom de toutes ces aimables jeunes personnes j'accepte votre invitation ; prenez le bras de Matassin, je veux qu'il soit des nôtres !
— Où soupons-nous? demanda une dame, à la brasserie?
— Allons donc ! répondit M e Taparel, une soupe au fromage, jamais de la vie! c'est un vrai souper, de l'autre côté de l'eau, dans un cabaret des boulevards. Est-ce accepté ?
— Accepté ! répondirent les jeunes personnes en se levant. M e Taparel avait offert son bras à Cornélie et il entraînait Paul Matassin. Cabassol le suivit, escorté de toutes ces dames. Cette sortie ne s'effectua point sans un grand tapage de tables remuées et de chaises renversées. L'orchestre s'interrompit de lui-même au milieu de sa polka, on monta sur les tables pour voir passer le cortège. Les municipaux de service ouvraient de grands yeux.
— Combien de voitures, mon empereur? demandèrent les gamins à la porte.
— Six, répondit majestueusement Taparel.
Les municipaux ouvraient, de grands yeux. Et le notaire ht monter Cabassol et Matassin avec
Cornélie et une petite dame dans la première voiture.
— J'ai mon plan, dit-il tout bas à Cabassol.
M. Taparel s'en fut successivement à chacune des cinq autres voitures et parla ainsi aux cochers :
— Quarante francs de pourboire ! Voici mes ordres : Vous suivrez la première voiture pendant cinq minutes, puis vous tournerez à droite ou à gauche, vous prendrez les petites rues et vous irez déposer votre chargement 60us l'arc de Triomphe de l'Étoile. Est-ce compris?
— Compris, bourgeois I
Et maintenant, s'écria ostensiblement M« Taparel, au boulevard, mais par le plus long, pour nous ouvrir l'appétit 1
« Les passagères des einq voitures l'appelèrent et s'engagèrent a ne une petite place près d'elles à ce modèle des oncles passés, présents et futurs mile notle grimpa sur le siège de la voiture de Cabassol, en déclarant qu'il préférait faire le voyage en lapin. Au
Les voitures s'ébranlèrent au milieu des hourras de la populat,o„_ Au carrefour de l'Odéon, la première voiture seule s'engagea dans la rue Dau-phine, les autres prirent les petites rues et disparurent.
Sur le siège, le notaire se frottait les mains.
riT— après la voiture arrivait à la porte d'un des grands restaurants du boulevard. M- Taparel rabattit son chapeau sur ses yeux, releva le collet de son pardessus pour ne pas être reconnu par quelque client indiscret, et grimpa lestement l'escalier des cabinets particuliers.
— Ouf! fit-il en se laissant tomber sur le sopha capitonné, ouf! ce n'a pas été sans peine... Ah! Badinard, du haut du ciel, tu dois être content, ton exécuteur testamentaire se donne du mal !
Cabassol et Paul Matassin retiraient leurs pardessus, les dames accrochaient leurs chapeaux aux patères.
— Allons ! mes enfants, dit le notaire, à table, et faites le menu.
— Oui, mon oncle, répondit tout le monde à la fois, oui, notre oncle, le plus aimable des oncles!
— Garçon, s'écria Cabassol, bisque d'écrevisses, perdreau truffé, homard et Champagne frappé.
— C'est cela, fit M c Taparel, Champagne frappé, beaucoup de Champagne, mon neveu,... et pense à Badinard! ajouta-t-il' d'une voix grave.
— Farceur ! s'écria Cornélie en frappant sur le crâne dénudé de M e Taparel.
M e Taparel s'occupa spécialement de Paul Matassin et lui versa du Champagne avec tant de sollicitude qu'au bout d'un quart d'heure Paul le faisait monter en grade et l'appelait papa. Cornélie était heureuse, elle avait profité d'un moment d'expansion de Cabassol pour lui parler d'un bracelet qui, selon son expression, lui tapait dans l'œil depuis six semaines, et Cabassol, contrairement à ses anciennes habitudes, ne lui avait pas prêché le mépris de la bijouterie.
Bientôt le souper devint tumultueux. Cornélie était tendre ; son amie, qui répondait au doux nom de Veloutine ou Valentine, on ne savait pas exactement, chantait Coco dans le Trocadéro avec des larmes dans la voix.
Paul pleurait dans le sein de M Taparel et lui faisait des confidences au sujet de Cornélie dont l'infidélité chronique lui torturait le cœur et qu'il se proposait décidément de remplacer par une jeune personne plus candide.
— Baste ! aimez-la tout de même, lui répondait le notaire, elle est un peu légère, mais elle est charmante
— Elle est charmante ! répétait Paul en versant de nouvelles larmes dans son verre.
M e Taparel tout en se réservant le plus possible commençait à sentir un certain mal de tète le gagner peu à peu ; mais il se raidissait contre l'étour-dissement en pensant à Badinard et à ses devoirs d'exécuteur testamentaire.
Tout à coup Paul Matassin poussa un cri de désespoir et se laissa choir dans les bras du notaire. Cabassol venait de jurer solennellement à Cornélie de faire déposer à ses pieds le lendemain même le bracelet de ses rêves, et Cornélie l'embrassait par-dessus la table sans le moindre égard pour la douleur de Paul.
— Cabassol! je m'en aperçois maintenant, c'est toi que j'aime ! Zul pour Matassin !
— Elle l'aime ! s'écria le notaire en se débarrassant de l'étreinte de Paul, elle l'aime!... Vengé!... 11 est vengé. Je constate!... Et d'un ! Et maintenant, messieurs, tout à la joie ! Garçon, encore du Champagne !
Farceur! s'écria Cornélie en frappant sur le crâne de M c Taparel.
— Ah ! murmurait Cornélie qui n'avait rien compris naturellement à la joie du notaire, ils vont bien les oncles de Castelnaudaçy !
Paul Matassin, pour endormir sa douleur, voulait se noyer clans le Champagne ; au bout de cinq minutes il glissa sous la table. La jeune personne qui avait chanté Coco dans le Trocadéro pleurait aussi avec une extinctir.i de voix. Cabassol dormait sur la nappe, et Cornélie, tendrement appuyée sur son épaule, rêvait au fameux bracelet.
Seul, M e Taparel était encore debout et à peu près lucide. Il promena un regard triomphant sur le champ de bataille et leva les bras en l'air. — 0 Badinard ! s'écrie-t-il, tu es vengé d'un de tes 77 ennemis !
Et le digne notaire, avec la satisfaction du devoir accompli, allongea ses jambes sur le sopha, disposa quelques coussins sous sa tête, dénoua sa cravate se coiffa d'un foulard, et s'endormit.
Le silence régna dans le cabinet tout à l'heure si tapageur, silence troublé seulement par les sanglots étouffés de Paul et par les ronflements de Cabasso et de mademoiselle Veloutine.
A six heures du matin les garçons entrèrent et réveillèrent les dormeurs.
— Un fiacre ! murmura le notaire d'une voix éteinte, après avoir soldé une respectable addition.
Les trairons tirent avancer un fiacre et aidèrent les soupeurs à descendre. Comédie el Yeloutine se soutenaient à peine, Paul dormait debout, et Gabassol ne valait guère mieux ; quant à M e Taparel, cette victime de l'austère devoir, il avait un mal de tète formidable et le froid lui faisait claquer les dents malgré le foulard qu'il avait conservé sous son chapeau.
— Où vont ces messieurs? demanda le garçon qui les mettait en voiture.
M e Taparel donna son adresse d'une voix mourante et se glissa dans le fiacre entre Veloutine et Cornélie.. m« Taparel avait un mai de Le fiacre s'ébranla ; il avait à peine fait dix tours tète formidable.
de roue que chacun avait repris son somme interrompu, On fut bientôt rue du Bac où demeurait M e Taparel. Le cocher descendit de son siège et sonna lui-même. 11 faisait petit jour, le concierge était debout.