Certains de ces soldats s’adressèrent à Rand lorsqu’il les croisa :
— Tu te montres enfin, Rand al’Thor ? Que la Paix veille sur ta lame. Tu es en route pour les thermes ? Envie d’être à ton avantage quand tu seras face à la Chaire d’Amyrlin ? Elle voudra te voir, ainsi que tes amis et les deux femmes. Ne te fais surtout pas d’illusions, tu n’y couperas pas !
Rand courut jusqu’au grand escalier – assez large pour laisser passer vingt hommes de front – qui conduisait aux quartiers des hommes.
— La Chaire d’Amyrlin qui arrive sans prévenir, comme un colporteur ? C’est sûrement à cause de Moiraine Sedai et de ses péquenots du Sud…
La porte bardée de fer des quartiers masculins était grande ouverte et des dizaines de guerriers, devant et derrière, discutaient de la « surprise du jour ».
— Hé ! le bouseux du Sud, la Chaire d’Amyrlin est là ! Tu paries qu’elle vient pour tes amis et toi ? Un sacré honneur qu’elle te fait là ! La Chaire d’Amyrlin quitte rarement Tar Valon, et à ma connaissance, elle n’était jamais venue dans les Terres Frontalières.
Rand n’engagea pas le dialogue avec les soldats, se contentant de les rabrouer en quelques mots. Il devait effectivement se laver, puis dénicher une chemise propre. Dans ces conditions, haro sur les bavardages ! Croyant comprendre de quoi il s’agissait, les guerriers ne tentèrent pas de le retenir. En réalité, ces hommes ne savaient rien, sinon que Rand et ses amis avaient voyagé avec une Aes Sedai. Les mieux informés avaient entendu dire que Nynaeve et Egwene, deux amies du berger à l’épée au héron, partiraient bientôt pour Tar Valon, où elles suivraient une formation d’Aes Sedai. Bref, ces types parlaient dans le vide, mais leurs lazzis poignardaient Rand au cœur comme s’ils avaient vraiment su de quoi ils parlaient.
La Chaire d’Amyrlin est ici pour moi…
Entrant en trombe dans la chambre qu’il partageait avec Mat et Perrin, Rand se pétrifia, bouche bée de surprise. Dans la pièce, une nuée de servantes en noir et or travaillaient avec une énergie confondante. La chambre n’était pas bien grande et la lourde tenture qui pendait devant la fenêtre – avec vue imprenable sur une des cours intérieures – ne faisait rien pour la faire paraître plus grande. Les trois lits placés sur des plates-formes carrelées en damier – chacun ayant un coffre posé à son pied – laissaient à peine assez de place pour abriter trois chaises, une vasque rudimentaire, près de la porte, et une armoire imposante qui semblait carrément énorme dans cet espace exigu.
Les huit femmes qui s’affairaient devant l’armoire étaient serrées comme des sardines, mais ça ne les empêchait pas de s’agiter frénétiquement. Y regardant de plus près, Rand vit qu’elles étaient en train de sortir du meuble ses vêtements et ceux de ses deux amis, les remplaçant par des tenues neuves. Tout ce que les domestiques trouvaient dans les poches était soigneusement empilé sur les coffres. Ensuite, les vieux vêtements étaient roulés en boule comme de vulgaires torchons sales.
— Que faites-vous ? demanda Rand quand il se fut remis de sa surprise. Ce sont mes habits !
Méprisante, une des femmes passa l’index à travers le trou qui béait sur la manche de la seule veste de Rand. Comme si cette démonstration suffisait, la servante ajouta le vêtement sur la pile de linge bon à jeter.
Une brune à la taille ceinte de toute une collection de clés – on eût dit un gardien de prison – braqua un regard noir sur le jeune homme. C’était dame Elansu, la gouvernante (shatayan dans la langue locale) de la forteresse. Alors que Rand avait tendance à la prendre pour une irascible maîtresse de maison, cette femme au visage plutôt ingrat régnait sur un immense complexe et des légions de domestiques lui obéissaient au doigt et à l’œil.
— Moiraine Sedai a dit que vos affaires à tous les trois étaient en lambeaux. Du coup, dame Amalisa vous en a fait fabriquer de nouvelles. Allons, mon garçon, ne nous traîne pas dans les jambes ! Si tu ne nous ralentis pas, ce sera vite terminé.
Très peu d’hommes pouvaient s’opposer à la volonté de la gouvernante – même le seigneur Agelmar s’en abstenait, selon certaines mauvaises langues –, et elle n’allait sûrement pas se laisser impressionner par un gandin assez jeune pour être son fils.
Rand ravala ses objections, car l’heure n’était plus aux polémiques stériles. La Chaire d’Amyrlin risquait à tout moment de l’envoyer chercher…
— Honneur à dame Amalisa pour son cadeau, dit le jeune berger, et honneur également à toi, dame shatayan… Rapporte mes propos à ta maîtresse, je t’en prie, et assure-la que je suis prêt à me dévouer à elle corps et âme.
Au Shienar, on était friand de protocole ronflant. Avec un peu de chance, Rand se serait fendu de la bonne dose…
— Mais si vous voulez m’excuser, mes dames, il faut que je me change…
— Très bonne idée, dit Elansu, pas le moins du monde troublée. Moiraine Sedai nous a bien dit de tout jeter. Jusqu’au dernier morceau de tissu, y compris le linge de corps…
Plusieurs femmes évaluèrent Rand du coin de l’œil, mais aucune ne fit mine de sortir.
Le jeune berger serra les dents pour ne pas éclater d’un rire nerveux. Bien des coutumes du Shienar étaient différentes de celles de Deux-Rivières, et il aurait pu passer sa vie entière dans le pays sans jamais s’habituer à certaines. Après avoir découvert les particularités des thermes – aux heures normales, n’importe quelle femme pouvait décider de venir faire trempette avec lui –, il s’était résigné à se laver aux petites heures de l’aube, lorsque tout le monde dormait encore. Sinon, il risquait de faire ses ablutions en compagnie d’une fille de cuisine ou de dame Amalisa – la sœur du seigneur Agelmar –, car, au Shienar, les barrières sociales se volatilisaient dès qu’il était question d’eau et de savon. Cerise sur le gâteau, la dame en question, quand on se laissait piéger, n’hésitait pas à demander qu’on lui lave le dos et à proposer le même service à son compagnon de baignoire.
Mais pourquoi Rand était-il rouge comme une pivoine ? s’étonnait la gente dame quand il baissait pudiquement les yeux. Un coup de soleil, peut-être…
Très vite, les femmes avaient percé à jour la tendance à s’empourprer du jeune berger, et elles ne manquaient pas une occasion de le mettre dans l’embarras, histoire de provoquer le fascinant phénomène.
Je serai peut-être mort dans une heure – ou pire ! – et elles s’amusent à me faire rougir !
— Si vous attendez dehors, dit Rand, je vous donnerai tout ce que je porte, c’est juré sur mon honneur !
Une des servantes gloussa et Elansu elle-même eut l’ombre d’un sourire, mais elle finit quand même par faire signe à ses filles de sortir avec les ballots de vêtements usés. Sortant la dernière, elle prit le temps de préciser :
— Les bottes aussi. Moiraine Sedai a bien précisé « toutes leurs affaires »…
Rand voulut répliquer, mais il s’en abstint. Ses bottes, au minimum, ne méritaient pas de finir à la poubelle. Fabriquées par Alwyn al’Van, le cordonnier de Champ d’Emond, elles s’étaient faites à son pied, devenant hautement confortables. Mais si les immoler pouvait convaincre la gouvernante de le laisser seul, il était prêt à en passer par là – et même à consentir d’autres sacrifices, si nécessaire. Parce que le temps pressait, il n’était pas en position de faire des caprices.
— Oui, oui, les bottes… Sur mon honneur.
Rand ferma la porte, poussant dehors la fâcheuse.