Quand il eut accroché sa couverture et sa nouvelle cape à ses baluchons, il mit le tout en bandoulière sur son épaule gauche, s’arrangeant pour que les baluchons reposent entre ses omoplates, puis il jeta ses sacoches de selle sur la corde et saisit son arc.
Toujours garder la main droite libre…, pensa-t-il. Si je tente de faire croire aux gens que je suis dangereux, certains mordront à l’hameçon…
Entrouvrant la porte, Rand constata que le couloir était quasiment désert. Un serviteur le remontait, mais il n’accorda pas la moindre attention au jeune homme qui jetait un coup d’œil hors de sa chambre. Dès qu’il n’entendit plus les bruits de pas du type, Rand sortit et tenta de marcher le plus naturellement possible. Hélas, avec deux baluchons dans le dos et des sacoches sur l’épaule, il devait avoir exactement l’air de ce qu’il était : un voyageur en partance qui n’avait aucune intention de revenir un jour.
Les trompettes sonnèrent de nouveau, à peine audibles lorsqu’on était ainsi au cœur de la forteresse.
Un grand étalon bai attendait Rand dans les écuries dites du Seigneur, au nord du complexe. Lorsqu’il sortait à cheval, Agelmar passait y prendre sa monture, parce qu’il empruntait volontiers les portes secondaires de la forteresse. Le seigneur et sa famille étant peu susceptibles de s’offrir une promenade aujourd’hui, ces écuries seraient désertes, n’étaient les palefreniers et leurs aides.
À partir de sa chambre, Rand pouvait suivre deux chemins pour gagner sa destination. Le premier l’amènerait à faire tout le tour de la forteresse, en passant derrière les jardins privés d’Agelmar puis en traversant l’atelier du maréchal-ferrant. Certainement déserts à cette heure de la journée, ces locaux possédaient un autre accès qui donnait sur la cour des écuries. S’il optait pour cet itinéraire, Rand risquait de ne pas réussir à rejoindre son cheval avant qu’on se soit lancé à ses trousses. Le deuxième chemin, beaucoup plus rapide, l’obligerait à traverser la cour extérieure où la Chaire d’Amyrlin était en train d’arriver avec une petite légion d’Aes Sedai.
Rand frissonna rien qu’à cette idée. Il avait eu son compte d’Aes Sedai pour toute une vie, et peut-être même deux ! Une seule sœur était déjà de trop. Tous les récits le disaient, et rien n’était plus vrai. Pourtant, il prit tout naturellement le chemin de la cour extérieure, et cela ne l’étonna pas vraiment. La légendaire Tar Valon étant bien trop dangereuse pour lui, il ne s’y risquerait jamais, ça coulait de source. Mais, avant de quitter Fal Dara, il avait une occasion d’apercevoir la Chaire d’Amyrlin, et c’était le genre de spectacle qu’on ne voulait pas manquer. Après avoir été face à une reine, il pourrait se targuer d’avoir presque tout vu et presque tout vécu.
Regarder de loin ne peut pas être dangereux, non ? De toute façon, j’aurai filé avant même qu’elle soit informée que je suis bien ici.
Quelques minutes plus tard, le jeune berger ouvrit une lourde porte bardée de fer et la franchit pour déboucher fort discrètement dans la cour extérieure. Le chemin de ronde était bondé de monde : des soldats au crâne rasé, bien sûr, mais aussi des domestiques en livrée et des hommes de peine aux vêtements tout crottés. Des résidants de la forteresse étaient là aussi, souvent avec un enfant sur les épaules, afin qu’il ne rate pas une miette du spectacle. Toutes les plates-formes de tir des archers étaient prises d’assaut et on voyait même des visages derrière les meurtrières les moins hautes du mur d’enceinte. Formant comme une seconde muraille, un grand cercle de curieux, patients et silencieux, entourait la cour pavée.
Rand longea le mur, passant devant les ateliers des maréchaux-ferrants et des fabricants de flèches qui s’alignaient sur tout le périmètre de la cour. Malgré sa taille et sa splendeur, Fal Dara n’était pas un palais mais une forteresse, et sa vie tournait bel et bien autour des besoins d’une armée. S’excusant chaque fois qu’il bousculait quelqu’un, Rand s’attira quelques regards noirs, mais très peu de gens remarquèrent ses sacoches de selle et ses baluchons. À dire vrai, la plupart des curieux ne daignèrent même pas tourner la tête vers le malotru qui venait de les percuter.
Grâce à sa taille, il lui était facile de voir au-dessus des têtes et de suivre ainsi les événements qui se déroulaient dans la cour. Près du portail, des hommes se tenaient en ligne, debout à côté de leur monture. Rand en compta seize, tous vêtus d’une armure différente et armés chacun à sa façon. Même si aucun ne ressemblait à Lan, le jeune berger ne douta pas une seconde qu’il s’agissait de Champions. Qu’ils aient le visage rond, carré, étroit ou long, tous partageaient ce regard qui semblait voir ce que les hommes ordinaires ne pouvaient distinguer. Pareillement, ils semblaient capables d’entendre ce qui échappait à l’oreille du commun des mortels. Bien qu’ils soient au repos, ils paraissaient plus dangereux qu’une meute de loups.
Ils n’avaient à part ça qu’un autre point commun : tous portaient la cape aux couleurs fluctuantes que Rand avait vue pour la première fois sur Lan. Grâce à ce vêtement, un Champion se transformait à volonté en véritable caméléon. Voir seize guerriers ainsi équipés faisait une drôle d’impression, quand on n’avait pas l’habitude.
Une dizaine de pas devant les Champions, des femmes à la capuche abaissée attendaient en rang à côté de leur cheval. Puisqu’elles se tenaient tranquilles, Rand put enfin les compter. Quatorze… Quatorze Aes Sedai ! Des grandes, des petites, des maigres et des enrobées, avec des cheveux courts ou longs, parfois des tresses, et faisant montre d’autant d’indépendance vestimentaire – et de fantaisie – que les Champions. Pourtant, elles avaient elles aussi un point commun, mais presque impossible à déceler lorsqu’on ne les voyait pas en groupe, comme à présent. Toutes semblaient sans âge ! De loin, elles paraissaient très jeunes, mais en approchant, Rand savait qu’elles lui feraient le même effet que Moiraine : une juvénilité trompeuse, une peau trop lisse pour leur évidente maturité et des yeux exprimant une antique sagesse.
En approchant ? Crétin que je suis ! Je suis déjà trop près ! Que la Lumière me brûle ! j’aurais dû prendre l’autre chemin.
Rand accéléra le pas en direction de son objectif : une autre porte bardée de fer, tout au fond de la cour. Mais, malgré son angoisse, il ne put s’empêcher de continuer à regarder.
Ignorant les curieux, les Aes Sedai se concentraient sur le palanquin aux rideaux toujours tirés. Les deux chevaux qui le portaient, immobiles au milieu de la cour, ne bronchaient pas, à croire qu’un palefrenier invisible les tenait par la bride. Pourtant, il n’y avait qu’une Aes Sedai à côté du palanquin, et elle se désintéressait totalement des équidés. Le visage fermé, elle brandissait un sceptre bien plus grand qu’elle au bout duquel se dressait un fer de lance en forme de flamme dorée.
À l’autre bout de la cour, imposant et impassible, le seigneur Agelmar attendait la suite des événements. Sa veste à haut col arborait les trois renards roux courant de la maison Jagad, mais également le Faucon Noir du Shienar. La peau parcheminée par l’âge mais le dos toujours bien droit, Ronan se tenait à côté de son seigneur, et il brandissait un sceptre surmonté de trois renards sculptés dans de l’avatine rouge. Intendant de la forteresse – le shambayan, complément indispensable de la shatayan –, Ronan était en principe l’égal d’Elansu. Mais la terrible mégère lui laissait fort peu d’espace – à part la responsabilité des cérémonies et le rôle de secrétaire du seigneur.