Выбрать главу

Rand se sentit soudain à bout de ressources et vidé de son énergie. La Chaire d’Amyrlin était ici et il n’avait aucun moyen de fuir. Dans l’autre sens, ça donnait « aucun moyen de fuir et la Chaire d’Amyrlin ici », ce qui n’arrangeait rien. Si cette femme savait qu’il était là – voire si elle avait envoyé le fichu vent –, elle devait déjà le pister avec ses pouvoirs d’Aes Sedai. Un lapin avait plus de chances face à son arc que lui contre la sorcière ! Sans doute, mais ce n’était pas une raison pour abdiquer. Selon certains mauvais esprits, les gens de Deux-Rivières étaient plus têtus que des mules. Pour être franc, c’était assez bien vu. Quand il ne leur restait pas d’autre solution, ils pouvaient faire montre d’une obstination hors du commun.

Abandonnant le chemin de ronde, Rand erra dans la forteresse, se fichant d’où il était, tant qu’il s’agissait d’un endroit où on ne se serait pas attendu à le trouver. Il n’approcha donc pas de sa chambre, ni des écuries et moins encore des portes. Conscient que Masema n’était pas du genre à tenir sa langue, il évita aussi les jardins. Son seul objectif était de rester aussi loin que possible des Aes Sedai, y compris Moiraine. Car elle aussi savait, à son sujet…

Certes, mais elle n’avait jamais rien tenté contre lui.

Jusque-là ! Et à ma connaissance… Qui me garantit qu’elle n’a pas changé d’avis ? C’est peut-être elle qui a fait venir la Chaire d’Amyrlin.

Un instant, désemparé, Rand s’adossa au mur d’un couloir. Les yeux dans le vide, il laissa dériver son esprit et vit soudain des choses qu’il refusait de regarder en face.

Apaisé… Est-ce si mal que ça ? Si tout était fini, au nom de quoi pourrais-je me plaindre ?

Rand ferma les yeux, mais il continua à se voir courir comme un lapin, une horde d’Aes Sedai à ses trousses.

Les hommes « apaisés » ne font généralement pas de vieux os, parce qu’ils perdent toute envie de vivre…

Sur ce sujet, Thom Merrilin avait été très clair en évoquant son malheureux neveu.

S’ébrouant soudain, Rand reprit son chemin. Rester au même endroit était une recette infaillible pour se faire attraper.

Oui mais, au bout du compte, tu seras pris. Un mouton coincé dans une bergerie finit par être tondu. Combien de temps te reste-t-il ?

Rand posa la main sur la poignée de son épée.

Non, je ne suis pas un mouton ! Pas pour les Aes Sedai ! Ni pour quiconque d’autre, d’ailleurs.

Des gens retournaient à leur travail après avoir assisté au rituel de bienvenue. Des éclats de voix et des bruits de vaisselle montaient de la cuisine attenante au hall d’honneur où la Chaire d’Amyrlin et sa suite festoieraient le soir même. Les cuisiniers, les marmitons et les filles de peine se hâtaient d’aller reprendre leur poste. Dans leur roue en osier, les tournebroches – des chiens spécialement dressés – trottaient sans fin pour faire dorer à souhait les pièces de viande.

Rand traversa vivement la grande salle surchauffée et enfumée où le parfum des épices se mêlait à l’odeur de cuisson des viandes. Dans l’affolement général, personne ne lui accorda l’ombre d’un regard.

Les couloirs des quartiers du personnel grouillaient de monde. Dans ce qui ressemblait à une fourmilière qui vient de recevoir un coup de pied, des hommes et des femmes, pressés d’aller enfiler leur plus belle livrée, se bousculaient comme des gamins au sortir d’une classe. Dans les coins tranquilles, les vrais enfants continuaient imperturbablement à jouer. Tandis que les garçons brandissaient des épées de bois, les filles jouaient avec leurs poupées sculptées dans la même matière. Bouffies de fierté, certaines claironnaient que leur jouet préféré (et unique) était la Chaire d’Amyrlin.

Presque toutes les portes étaient ouvertes, de simples rideaux de perles défendant l’intimité des gens. En principe, cela voulait dire que les visiteurs étaient les bienvenus. En ce jour, ça signifiait plutôt qu’on était trop pressé pour penser à refermer derrière soi.

Même les domestiques qui gratifiaient Rand d’une révérence le faisaient au passage, sans perdre du temps à s’arrêter.

Lorsqu’ils prendraient leur service, entendraient-ils dire que le jeune berger était recherché ? Iraient-ils parler à une Aes Sedai pour le dénoncer ? Soudain, Rand eut l’impression que tous ces gens l’épiaient, l’évaluaient, le suivaient du regard plus longtemps qu’il semblait normal. Même les enfants le lorgnaient bizarrement, comme si…

Allons, c’était encore son imagination !

Bien entendu, que ça l’était… Pourtant, lorsqu’il fut enfin sorti des quartiers du personnel, Rand eut l’impression d’émerger d’un piège une fraction de seconde avant qu’il se soit refermé.

Certains coins de la forteresse, en revanche, étaient déserts, car les gens qui y travaillaient d’habitude s’étaient spontanément mis en congé. Tous les feux étouffés, la forge de l’armurier était vide et ses enclumes, pour une fois, restaient obstinément silencieuses.

Pas un bruit. Le froid, le calme… Mais vide ? Non, pas vraiment !

Tous les poils hérissés, Rand se retourna. Bien entendu, il n’y avait personne. Pas âme qui vive à côté du grand coffre à outils et des cuves de trempe remplies d’huile.

Le jeune berger sursauta et pivota sur lui-même. Là non plus, il ne vit rien. Les masses, les marteaux et les pinces étaient accrochés à leur place, sur le râtelier mural. Furieux, Rand balaya le grand atelier du regard.

Il n’y a personne ici… Mon imagination, une fois de plus. Ce vent maudit et la Chaire d’Amyrlin se sont ligués pour la stimuler.

Dans la cour de l’armurerie, le vent tourbillonna un instant autour de Rand. Bien entendu, il eut le sentiment que c’était un nouveau piège. Un instant, il capta de nouveau l’odeur de pourriture et il aurait juré que quelqu’un ricanait dans son dos. Cela ne dura pas, mais il pivota pourtant sur lui-même, sondant les alentours, tous les sens aux aguets. La cour grossièrement pavée était déserte, comme de juste…

Maudite imagination !

Imagination ou pas, Rand partit au pas de course – et il entendit de nouveau le ricanement, mais sans « assaut » du vent, cette fois.

Quand il déboucha dans la cour où on entreposait le bois de chauffe et de charpente, Rand eut de nouveau l’impression qu’on l’épiait. Des yeux semblaient briller entre les piles de bûches entassées sous les remises et des ombres menaçantes bougeaient derrière les planches et les solives rangées de l’autre côté de la cour, près de l’atelier du menuisier actuellement fermé.

Le jeune berger se força à ne pas regarder autour de lui, et surtout à ne pas se demander comment une paire d’yeux – car il aurait juré qu’il n’y en avait qu’une – pouvait se déplacer si vite, traversant la cour en un éclair pour aller des remises à bois à l’entrepôt ouvert du menuisier. Et tout ça sans qu’il capte l’ombre d’un mouvement…

L’imagination… Ou suis-je en train de devenir fou ?

Rand frissonna à cette idée.

Lumière, fais que ça ne recommence pas !

Tendu à craquer, le jeune berger traversa furtivement la cour, l’espion invisible sur les talons.