Le long des corridors chichement éclairés par des torches, dans les entrepôts remplis de sacs de haricots ou de pois secs, au cœur des garde-manger aux étagères lestées de betteraves et de navets un peu ratatinés, ou dans les celliers débordant de tonneaux de vin, de barriques de bière et de fûts de viande en saumure, les yeux maudits ne quittèrent pas un instant Rand. Le suivant à certains moments et le guettant sur les lieux à d’autres, ils semblaient dotés du don d’ubiquité. Et, durant toute cette traversée, le jeune homme n’entendit jamais d’autres bruits de pas que les siens. Lorsqu’une porte grinçait, c’était parce qu’il l’avait ouverte – pourtant, les yeux ne le lâchaient pas, s’amusant souvent à le précéder.
Par la Lumière ! je suis fou à lier !
Soudain, il ouvrit une énième porte et des éclats de rire et de voix montèrent à ses oreilles. Soulagé parce que son ennemi invisible ne le suivrait sûrement pas, Rand entra dans une nouvelle remise.
La moitié de l’espace, jusqu’au plafond, était occupé par une montagne de sacs de grain. Dans l’autre partie de la salle, des hommes étaient accroupis en demi-cercle face à un mur nu. Avec leur coupe au bol et leur gilet de cuir usé, tous semblaient être des hommes de peine. N’apercevant pas l’ombre d’un toupet de guerrier ou d’une livrée de domestique, Rand conclut qu’aucun de ces types ne risquait de le dénoncer sans le vouloir.
Certes, mais en le voulant ?
Le bruit caractéristique de dés qui sortent d’un godet puis roulent sur la pierre couvrit un instant les murmures des joueurs. Un rire rauque salua le lancer probablement couronné de succès.
Loial observait les joueurs tout en se grattant le menton du bout d’un index plus gros que le pouce d’un homme de bonne taille. Sa tête frôlant les poutres du plafond, pourtant très haut, le brave géant suivait la partie sans qu’aucun des humains s’en soucie. Même s’ils ne couraient pas les rues dans les Terres Frontalières, les Ogiers y étaient plus connus et mieux acceptés qu’ailleurs. Après un séjour de près d’un mois à Fal Dara, Loial passait pratiquement inaperçu. Vêtu d’une tunique longue à col amidonné boutonnée jusque sous sa glotte, il portait ses bottes montantes habituelles et une de ses grandes poches menaçait de craquer tant elle était remplie. Remplie de livres, paria Rand, qui connaissait bien son ami. Même quand il s’intéressait à une partie de dés, l’Ogier ne pouvait supporter de ne pas avoir de la lecture à portée de la main.
Malgré ses angoisses et sa tension, le jeune berger ne put s’empêcher de sourire. Loial lui faisait souvent cet effet-là. Véritable puits de science sur certains sujets, l’Ogier était d’une incroyable naïveté sur d’autres, et son ambition restait de tout connaître. Bref, quelqu’un de bien…
Une impression que Rand n’avait pas nécessairement eue lors de leur rencontre. En découvrant le géant aux oreilles poilues, aux longs sourcils tombants et au nez presque aussi large que le visage, il avait cru être face à un Trolloc. Ce souvenir lui faisait encore monter le rouge aux joues. Les Ogiers, les Trollocs, les Myrddraals et les autres monstres issus des récits terrifiants… Tous dans le même sac ! Des légendes, avec un peu de chance… Avant de quitter Champ d’Emond, Rand aurait juré que rien de tout ça n’existait. Depuis, il avait eu plus d’une occasion de réviser son jugement – et d’apprendre à faire le tri entre les créatures qu’il rencontrait. Frayer avec des Aes Sedai, des espions invisibles et un vent maléfique finissait par ouvrir l’esprit…
Le sourire de Rand s’effaça.
— Tous les récits sont vrais…, murmura-t-il.
Ses oreilles frémissant, Loial tourna la tête. Dès qu’il reconnut Rand, un grand sourire lui fendit le visage.
— Ah ! te voilà enfin ! lança-t-il d’une voix profonde et puissante. Je t’ai cherché en vain pendant le rituel de Bienvenue. Deux choses nouvelles pour moi. Je veux dire : la cérémonie de bienvenue du Shienar et la Chaire d’Amyrlin. Cette pauvre femme avait l’air épuisée. Sa charge doit être encore plus écrasante que celle d’un Ancien. Enfin, je suppose… (Loial se tut un instant, l’air pensif.) Dis-moi, Rand, tu sais jouer aux dés ? Ils pratiquent une variante très simple, ici, avec trois dés. Dans mon Sanctuaire, nous en utilisons quatre. Ces hommes ont refusé que je joue. Ils m’ont bien salué par un « Gloire au Bâtisseur », mais ils ne veulent pas risquer leur argent contre moi. Ce n’est pas très aimable, non ? C’est vrai que leurs dés sont très petits… (Loial baissa les yeux sur ses énormes mains.) Je pense quand même que…
Rand prit son ami par le bras, lui coupant la parole.
Les Bâtisseurs, bien sûr !
— Loial, les Ogiers ont construit Fal Dara, n’est-ce pas ? Connais-tu un moyen d’en sortir ? Autre que les portes, je veux dire ? Un conduit d’évacuation ou d’aération ? N’importe quoi, pourvu que ce soit assez large pour un homme. Et à l’abri du vent, si possible…
Loial eut l’air navré, le bout de ses longs sourcils frôlant quasiment ses joues en signe d’affliction.
— Rand, les Ogiers ont construit Mafal Dadaranell, mais cette cité fut détruite pendant les guerres des Trollocs. (Il tapota le mur de pierre du bout des doigts.) Tout ça est l’œuvre des hommes. Je peux te dessiner un plan de Mafal Dadaranell, parce que j’ai vu une carte dans un vieux livre, chez moi, au Sanctuaire Shangtai. Sur Fal Dara, je ne sais rien de plus que toi. Une belle construction, non ? Pas très gracieuse, mais solide.
Accablé, Rand s’adossa à une cloison et ferma les yeux.
— Il me faut un moyen de filer… Les portes sont fermées et on ne laisse sortir personne. Mais moi, je dois m’enfuir.
— Pourquoi, Rand ? Personne ici ne veut te faire du mal. Tu es sûr que ça va, mon ami ? (Loial éleva soudain la voix.) Mat, Perrin, je crois que Rand est malade !
Ouvrant les yeux, Rand vit ses deux compagnons se relever et s’écarter du cercle de joueurs. Sur ses longues jambes qui lui donnaient parfois des allures de cigogne, Mat, tel qu’en lui-même, arborait un petit sourire comme s’il contemplait quelque chose de drôle que les autres ne voyaient pas. Près de lui, Perrin Aybara, véritable montagne de muscles, affichait son calme habituel. Tous deux portaient toujours leurs vêtements de Deux-Rivières – de solides et sobres habits, mais quelque peu malmenés par un très long voyage.
D’un geste désinvolte, Mat lança les dés au milieu du demi-cercle de joueurs.
— Hé ! l’homme du Sud, s’écria un des types, tu ne peux pas partir alors que tu gagnes !
— J’aime mieux ça que partir perdant, riposta Mat avec un petit rire.
Le voyant porter la main à hauteur de sa taille, Rand frissonna. Sous sa veste, il cachait une dague dont il ne se séparait jamais – ou, plutôt, dont il lui était impossible de se séparer. Une arme souillée et maudite trouvée à Shadar Logoth, une ville dévastée et désormais hantée par un démon presque aussi redoutable que le Ténébreux. S’il gardait la dague, la souillure finirait par tuer Mat. S’il ne la gardait pas, il périrait encore plus vite.
— Vous aurez une chance de vous refaire, promit Mat aux joueurs.
Des ricanements signalèrent que les perdants n’en croyaient pas un mot.
Les yeux baissés, Perrin suivit Mat, qui approcha de Rand. Ces derniers temps, l’apprenti forgeron ne levait presque jamais les yeux, et ses épaules se voûtaient comme si, malgré leur impressionnante largeur, elles supportaient un fardeau bien trop lourd.
— Que t’arrive-t-il, Rand ? demanda Mat. Tu es aussi blanc que ta chemise. Au fait, où as-tu eu ces habits ? Tu te transformes en courtisan du Shienar ? Je vais peut-être bien m’acheter une veste et une chemise de ce genre. (Il secoua ses poches, faisant tinter les pièces qu’elles contenaient.) J’ai de la chance au jeu, c’est sûr ! Il suffit que je touche des dés pour gagner.