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— Tu n’auras rien à dépenser, soupira Rand. Moiraine a fait remplacer tous nos vêtements. À part ceux que vous portez, les anciens doivent déjà être en cendres. Elansu voudra sûrement mener à bien sa mission sacrée. Du coup, si j’étais vous, je me changerais le plus tôt possible, histoire d’éviter qu’elle vous déshabille de force.

Perrin ne releva pas les yeux, mais il s’empourpra. Rand eut un grand sourire qui n’avait rien de naturel. Les deux garçons avaient eux aussi eu des mésaventures aux thermes, et seul Mat faisait mine de trouver ça amusant.

— À part ça, continua Rand, je ne suis pas malade, mais j’ai besoin de filer d’ici. La Chaire d’Amyrlin est là, et selon Lan, j’aurais été inspiré de ficher le camp avant qu’elle arrive. Le problème, c’est que toutes les portes sont fermées.

— Lan a dit quoi ? s’écria Mat. J’ai du mal à suivre… Il n’a jamais médit des Aes Sedai. Pourquoi ce changement ? Rand, je n’aime pas ces femmes, comme toi, mais elles ne nous feront certainement pas de mal…

Mat avait baissé la voix. Avant de continuer, il s’assura que les joueurs de dés n’écoutaient pas. Dans les Terres Frontalières, on redoutait les Aes Sedai, mais on ne les haïssait pas, loin de là, et tout propos irrespectueux les concernant pouvait déclencher une bagarre ou avoir d’encore plus graves conséquences.

— Pense à Moiraine, Rand… C’est une Aes Sedai, d’accord, mais elle n’est pas si mal… Tu deviens comme le vieux Cenn Buie, qui aime raconter des histoires horribles à l’auberge, chez nous. Mon vieux, Moiraine ne nous a rien fait, et ce sera pareil avec les autres Aes Sedai. Pourquoi s’en prendraient-elles à nous ?

Perrin leva enfin la tête, ses yeux jaunes brillant à la lumière des torches comme deux pépites d’or.

Moiraine ne nous a rien fait, vraiment ?

Avant le départ de Deux-Rivières, Perrin avait les yeux marron, comme Mat. Rand n’aurait su expliquer ce changement, et son ami refusait d’aborder le sujet – depuis leurs retrouvailles, il se montrait fort peu loquace, de toute façon. Mais la métamorphose correspondait à l’affaissement des épaules de Perrin, et à son comportement étrange, comme s’il se sentait seul en compagnie de ses amis d’enfance.

Les yeux de Perrin, la dague de Mat… Rien ne serait arrivé s’ils n’avaient pas quitté Champ d’Emond, et Moiraine était responsable de leur exil. L’accusation avait quelque chose d’injuste, Rand le savait. Si l’Aes Sedai n’était pas venue à Deux-Rivières, les trois garçons auraient sans doute été tués par les Trollocs, et les villageois de Champ d’Emond auraient subi le même sort. Mais cette constatation ne rendrait pas son insouciance à Perrin, et elle ne débarrasserait pas Mat de sa dague.

Et moi ? Si j’avais survécu, au village, serais-je devenu ce que je suis maintenant ? Au moins, je n’aurais pas à m’inquiéter des intentions d’une horde d’Aes Sedai…

Mat regardait toujours Rand d’un air perplexe et Perrin le lorgnait par en dessous. Fidèle à lui-même, Loial attendait patiemment. Hélas, le jeune berger ne pouvait pas leur expliquer pourquoi il devait fuir la Chaire d’Amyrlin. Ils ignoraient ce qu’il était. Lan le savait, comme Moiraine, Nynaeve et Egwene. S’il avait eu le choix, Rand aurait préféré que nul ne soit informé – et surtout pas Egwene – mais, au moins, Mat, Perrin et Loial pensaient qu’il n’avait pas changé. S’ils apprenaient la vérité, Rand préférerait mourir que de voir passer dans leurs yeux le doute et l’inquiétude – comme ça arrivait si souvent avec Egwene et Nynaeve, même quand elles faisaient de leur mieux pour jouer la comédie.

— Quelqu’un m’épie et me suit… L’ennui, c’est qu’il n’y a personne quand je me retourne.

Perrin sursauta et Mat murmura d’un ton étranglé :

— Un Blafard ?

— Bien sûr que non ! s’écria Loial. Comment un Myrddraal serait-il entré dans la forteresse ? voire dans la ville ? Je vous rappelle que les Demi-Humains n’ont pas d’yeux. La loi interdit qu’on dissimule son visage au sein de la cité, et, la nuit, des lampes brûlent en permanence pour priver les Blafards des zones d’ombre où ils aiment se cacher. Vous voyez bien que c’est impossible !

— Aucun mur n’arrête un Myrddraal, dit Mat, s’il a vraiment décidé d’entrer. J’ignore si les lois et les lampes sont plus efficaces.

À l’entendre, qui aurait cru que ce garçon, moins de six mois plus tôt, tenait les Blafards pour une invention des trouvères ? Depuis, lui aussi avait vu bien trop de choses pour quelqu’un de si jeune.

— Il y a eu aussi le vent…, murmura Rand.

La voix tremblante, il raconta à ses amis ce qu’il avait vécu au sommet de la tour. En l’écoutant, Perrin serra si fort les poings que ses os craquèrent.

— Je veux partir, c’est tout, conclut Rand. Aller au sud, quelque part – n’importe où…

— Mais si toutes les issues sont gardées, dit Mat, comment partirons-nous ?

Rand dévisagea intensément son ami.

— Nous ?

Il devait partir seul, car toute personne qui l’accompagnerait finirait par être en danger. Au bout du compte, lui-même deviendrait une menace pour ses éventuels compagnons, et Moiraine, malgré tout son savoir, était incapable de dire combien de temps il lui restait avant de sombrer dans la folie.

— Mat, tu dois aller à Tar Valon avec Moiraine. Là-bas, on pourra te séparer de ta dague, ce que personne d’autre n’est en mesure de faire. Si tu la conserves, tu sais ce qui arrivera, n’est-ce pas ?

Mat tapota sa taille, à l’endroit où il gardait l’arme – un réflexe conditionné, désormais.

— « Tout cadeau d’une Aes Sedai est un hameçon pour le poisson que tu es ! » dit-il, citant un vieux proverbe. Et si je n’avais pas envie de gober l’appât ? Si aller à Tar Valon était la pire chose que je puisse faire ? Qui te prouve que Moiraine ne ment pas ? Tu sais ce qu’on dit sur les Aes Sedai et la vérité ?

— Tu es à court d’illustrations de la sagesse populaire, mon ami ? Tiens, en voici un tombereau ! « Un vent du sud fait venir un invité chaleureux, un vent du nord vide la maison. » « Un cochon peint en doré reste un cochon. » Que dirais-tu de : « À bonne tonte, bon mouton » ? Ou encore de : « Les propos d’un idiot ne sont que poussière » ?

— Du calme, Rand, intervint Perrin. Tu n’as aucune raison de devenir insultant.

— Tu crois ? Et si j’en avais assez que vous me traîniez dans les jambes ? Je suis peut-être las que vous vous fourriez dans la mouise en comptant sur moi pour vous en sortir. As-tu pensé à ça ? T’es-tu demandé si je n’étais pas fatigué que vous me suiviez comme deux bons toutous ? J’en ai marre de vous, voilà tout !

L’air peiné de Perrin serra le cœur de Rand, mais il continua quand même :

— Ici, certaines personnes pensent que je suis un seigneur, et il se peut que j’aime ça. Pendant ce temps, vous jouez aux dés avec des garçons d’écurie et des balayeurs ! Je partirai seul, un point c’est tout. Vous pouvez aller à Tar Valon ou filer vous faire pendre ailleurs, je m’en fiche, tant que vous ne me collez pas aux basques.

Blanc comme un linge, Mat serrait le manche de la dague ensorcelée à travers le tissu de sa veste.

— Si c’est comme ça que tu vois les choses…, marmonna-t-il. Je pensais que nous étions… Bon, c’est toi qui l’auras voulu, al’Thor ! Mais si je décide de partir en même temps que toi, rien ne m’en empêchera, et rien ne t’interdira non plus de rester loin de moi…

— Si toutes les portes sont fermées, rappela Perrin, personne n’ira nulle part.

L’apprenti forgeron fixait de nouveau le sol.