L’un d’eux venant de perdre un gros coup, des éclats de rire moqueurs montèrent du demi-cercle de joueurs.
— Restez ou partez, dit Loial, ensemble ou séparément… C’est sans importance, puisque vous êtes tous les trois ta’veren. Je le vois comme le nez au milieu de la figure alors que je n’ai aucun don pour ça. Il suffit de suivre ce qui se passe autour de vous et d’écouter Moiraine Sedai…
— Assez, Loial ! s’écria Mat. Je ne veux plus rien entendre sur ce sujet.
L’Ogier secoua la tête.
— Que tu entendes ou non, c’est comme ça… La Roue du Temps tisse la Trame d’un Âge en utilisant comme fils la vie des gens. Vous êtes au centre de ce tissage, tous les trois. Ta’veren, un point c’est tout !
— Tais-toi, Loial !
— Pendant un certain temps, la Roue tissera la Trame autour de vous, quoi que vous fassiez. Et vos actes, à vrai dire, seront souvent choisis par la Roue, même si vous avez l’impression d’être libres. Les ta’veren entraînent l’Histoire avec eux, et ils influencent la Trame en existant, tout simplement. Mais la Roue leur laisse beaucoup moins de « mou » qu’aux autres hommes. Où que vous alliez, quoi que vous fassiez, et tant que la Roue n’y mettra pas un terme, vous…
— Silence ! explosa Mat.
Les joueurs de dés se retournèrent, foudroyèrent les jeunes gens du regard et recommencèrent à s’intéresser à la partie en cours.
— Je suis navré, Mat, dit Loial. Je suis bavard, je sais, mais je n’avais pas l’intention de…
Mat leva les yeux au plafond comme s’il préférait dialoguer avec les poutres.
— Je ne resterai pas ici avec un Ogier qui ne sait pas la fermer et un type qui a la grosse tête au point de ne plus trouver de chapeau à sa taille. Tu viens, Perrin ?
L’apprenti forgeron soupira, jeta un coup d’œil à Rand, puis acquiesça.
Le cœur serré, le jeune berger regarda ses amis s’éloigner.
Je dois partir seul… Lumière, donne-moi la force de le faire !
Les sourcils en berne, Loial regarda lui aussi les deux jeunes gens sortir de la salle.
— Rand, je ne voulais vraiment pas…
— Qu’attends-tu pour les suivre ? Si tu ne connais pas d’issues secrètes, tu ne me sers à rien. Allez, va retrouver tes arbres et ton précieux bosquet, s’il en reste quelque chose. Dans le cas contraire, je ne ferai qu’un commentaire : bon débarras !
Loial écarquilla d’abord les yeux de surprise et d’affliction. Puis il les plissa, comme s’il bouillait de colère. Pourtant, ça ne devait pas être ça… Dans les récits, on affirmait parfois que les Ogiers étaient violents – sans jamais donner d’exemple – mais Rand n’en croyait pas un mot, car il n’avait jamais rencontré quelqu’un de plus doux que Loial.
— Si c’est ce que tu veux…, marmonna l’Ogier.
Il s’inclina avec une raideur volontairement exagérée et fila en direction de la porte.
Rand s’adossa aux sacs de grain et soupira.
Eh bien, voilà, c’est fait ! lança une petite voix dans sa tête. Tu es bien avancé, maintenant…
Je devais le faire ! Bientôt, je serai un danger pour les gens qui m’entourent. Devenu fou furieux, je… Non, non ! Ça n’arrivera pas. Si je n’utilise pas le Pouvoir, je conserverai ma santé mentale et… Non, je ne peux pas prendre ce risque ! Tu ne comprends pas que ce serait insensé ?
La petite voix se contenta de ricaner.
Rand prit soudain conscience que tous les joueurs de dés, sans s’être relevés, le regardaient avec une fixité inquiétante. À quelque classe sociale qu’ils appartiennent, les habitants du Shienar étaient presque toujours polis et corrects, même avec leurs ennemis mortels. Et les Ogiers, depuis des temps immémoriaux, comptaient parmi leurs alliés. Les joueurs restaient impassibles, mais dans leurs yeux on lisait une infinie réprobation. Se sentant à juste titre très coupable, même si c’était pour de bonnes raisons, Rand sortit en trombe de la salle, car il ne supportait plus ces regards accusateurs.
Hébété, il erra dans les entrepôts, cherchant un endroit où se cacher en attendant que la liberté de circuler soit rétablie dans la forteresse. À ce moment-là, il pourrait se dissimuler dans la charrette d’un fournisseur. En supposant que les gardes ne fouillaient pas ces véhicules. Et en espérant qu’ils ne passent pas l’entière forteresse au peigne fin pour lui mettre la main dessus. Refusant de penser à tout ce qui pouvait mal tourner, il se concentra sur son objectif : trouver une cachette. Mais aucune de celles qui se présentèrent – un espace vide entre des sacs de grain, une étroite « allée » entre un mur et une rangée de tonneaux de vin, une remise abandonnée pleine de caisses vides et de coins sombres – ne lui inspira confiance. À dire vrai, c’étaient plutôt des pièges à rats ! Surtout quand on avait à ses trousses un ennemi invisible…
Mort de soif, couvert de poussière, des toiles d’araignées dans les cheveux, Rand continua à chercher avec l’obstination proverbiale des gens de Deux-Rivières.
Alors qu’il remontait un long couloir mal éclairé, il tomba sur Egwene. Brandissant une lampe, la jeune fille inspectait toutes les salles qu’elle trouvait sur son chemin. Ses cheveux noirs défaits tenus par un ruban rouge, elle portait une longue robe grise au corsage galonné de rouge, selon la mode du Shienar.
À la vue de la jeune fille, Rand se sentit plus accablé encore que lorsqu’il avait chassé Mat, Perrin et Loial de sa vie. Depuis sa plus tendre enfance, il était certain d’épouser un jour la fille du bourgmestre. Tous deux partageaient cette certitude, et maintenant…
Egwene sursauta lorsque Rand se campa soudain devant elle, comme un diable sorti de sa boîte. Mais elle se ressaisit aussitôt et s’écria :
— Ah ! je te trouve enfin ! Mat et Perrin m’ont raconté ce que tu as fait. Loial aussi… Je sais ce que tu tentes de réaliser, Rand, et c’est de la folie !
Egwene croisa les bras et dévisagea froidement son ami d’enfance. Comment faisait-elle pour le regarder ainsi de haut alors qu’elle lui arrivait à peine à l’épaule ? En plus, elle avait quand même deux ans de moins que lui !
— De la folie, dis-tu…
Voir les cheveux défaits de la jeune fille tapa soudain sur les nerfs de Rand. Avant de quitter Deux-Rivières, il n’avait jamais vu une femme presque adulte refuser de se natter les cheveux. Chez lui, les adolescentes attendaient impatiemment que le Cercle des Femmes les autorise à les porter tressés. Egwene n’avait pas fait exception à la règle. Et voilà qu’elle laissait libre sa crinière, avec un simple ruban pour la tenir…
Je voudrais rentrer chez moi et c’est impossible… Egwene, au contraire, fait tout pour oublier Champ d’Emond.
— File et fiche-moi la paix ! Qu’as-tu à faire de la compagnie d’un berger, désormais ? La forteresse grouille d’Aes Sedai autour desquelles tu te régaleras de graviter. Mais ne leur dis surtout pas que tu m’as vu. Elles me traquent, et je n’ai pas besoin que tu me trahisses, en plus de tout…
Egwene s’empourpra de colère.
— Tu crois que je…
Rand voulut se détourner, mais elle se jeta à ses pieds, les bras autour de ses jambes. Déséquilibré, le jeune homme trébucha, ses sacoches de selle et ses baluchons volèrent dans les airs, et il finit par s’étaler, la garde de son épée s’enfonçant douloureusement dans son flanc quand il percuta le sol. Le phénomène se reproduisit lorsque Egwene s’assit sur son dos, comme s’il était un vulgaire fauteuil.
— Ma mère me l’a toujours dit : le meilleur moyen d’apprendre à s’en sortir avec un homme, c’est de savoir chevaucher une mule. Selon elle, les deux ont à peu près autant de bon sens l’un que l’autre. Sauf dans les cas très fréquents où la mule est plus intelligente…