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Rand leva la tête et se tordit le cou pour regarder sa « cavalière ».

— Descends de là ! cria-t-il. Descends tout de suite ! Si tu n’obéis pas, je ne te laisserai pas t’en tirer comme ça… Tu sais ce que je suis, pas vrai ?

Pour faire bonne mesure, il ponctua son discours d’un regard noir.

Egwene ricana grassement.

— Même si tu pouvais, tu ne me ferais rien. Tu détestes maltraiter les gens. De toute façon, le Pouvoir n’est pas à ta disposition. Tu ne le canalises pas délibérément, donc tu es aussi impuissant qu’un nouveau-né, en ce moment. Moi, j’ai pris des leçons avec Moiraine. Alors, si tu ne m’écoutes pas, Rand al’Thor, je peux très bien mettre le feu à ton fond de pantalon. Tu ne me crois pas ? Continue comme ça, et tu verras !

Soudain, la torche la plus proche produisit une longue flamme rugissante. Surprise, Egwene la regarda, relâchant son attention.

Rand se contorsionna, prit la jeune fille par le bras et la « désarçonna » proprement. Lorsqu’il l’eut assise contre le mur, il se redressa et s’assit lui-même en face d’elle.

— Tu aurais vraiment fichu le feu à mon pantalon ! s’écria-t-il, furieux. Tu joues avec des forces que tu ne comprends pas ! Tu aurais pu nous réduire en cendres tous les deux.

— Les hommes sont tous pareils ! Dès qu’ils ont tort, ils se défilent ou ils ont recours à la force.

— Tout doux, jeune fille ! Lequel de nous deux a fait tomber l’autre ? Puis s’est perché sur son dos ? Et qui a menacé de – non, tenté un… Non, tu ne m’auras pas ce coup-ci ! Chaque fois qu’on se dispute, tu me roules dans la farine. Dès que la querelle ne tourne pas à ton avantage, on passe à un autre sujet. Mais aujourd’hui, pas question !

— Je ne me dispute avec personne, répondit Egwene, et je n’essaie pas de noyer le poisson. Se cacher n’est pas une façon de se défiler, selon toi ? Et n’as-tu pas l’intention de t’enfuir pour de bon ? Et cette façon de blesser Mat, Perrin et Loial ? Je vois clair dans ton jeu, Rand. Tu as peur de faire du mal à ceux que tu aimes. Mais si tu ne transgresses pas certaines règles, tu n’as pas de souci à te faire. Pourtant, tu préfères te cacher et malmener tes amis, tout ça sans savoir s’il y a l’ombre d’une raison. Pourquoi la Chaire d’Amyrlin – ou toute autre Aes Sedai que Moiraine – saurait-elle que tu existes ?

Un moment, Rand dévisagea son amie. Plus elle fréquentait Moiraine et Nynaeve, plus elle adoptait leurs comportements, en tout cas quand elle en avait besoin. La Sage-Dame et l’Aes Sedai se ressemblaient beaucoup. Des femmes distantes, froides et omniscientes. Voir Egwene les imiter avait de quoi déconcerter.

De guerre lasse, Rand lui répéta les propos de Lan.

— Que pouvait-il vouloir dire d’autre ? conclut-il.

Cessant de se masser le bras, Egwene plissa le front de concentration.

— Moiraine sait tout de toi, et elle n’a rien fait jusque-là. Pourquoi aurait-elle changé d’avis ? Mais si Lan a dit ça… Rand, les entrepôts sont le premier endroit que les gardes fouilleront, s’ils reçoivent l’ordre de le faire. Avant de savoir de quoi il retourne, nous devons te trouver une cachette où ils ne penseront jamais à te chercher. Je sais : le donjon !

Rand se releva d’un bond.

— Le donjon !

— Oui, mais pas dans une cellule, espèce d’idiot ! J’y vais certains soirs pour voir Padan Fain. Nynaeve aussi. Personne ne trouvera bizarre que j’y passe plus tôt aujourd’hui. En fait, avec l’arrivée de la Chaire d’Amyrlin, on ne nous remarquera même pas…

— Mais Moiraine…

— Quand elle interroge Padan Fain, elle le fait venir devant elle… Donc, on ne la voit jamais au donjon. Et, de toute façon, elle ne s’est plus intéressée au colporteur depuis pas mal de temps. Crois-moi, tu seras parfaitement en sécurité.

Rand ne fut pas vraiment convaincu.

Padan Fain…

— Pourquoi vas-tu voir le colporteur ? De son propre aveu, il est un Suppôt des Ténèbres, et un des pires qui soient. Egwene, c’est lui qui a conduit les Trollocs à Champ d’Emond ! Il se surnomme lui-même le « chien de chasse du Ténébreux », et il me colle aux basques depuis la Nuit de l’Hiver.

— Eh bien, il est derrière les barreaux, à présent… (Mal à l’aise, Egwene regarda son ami comme si elle implorait sa compréhension.) Rand, longtemps avant ma naissance, il venait déjà à Champ d’Emond au début de chaque printemps. Il connaît tous les gens et les endroits qui me sont familiers. C’est curieux mais, au fil de sa détention, il devient de plus en plus… sociable. À croire qu’il se libère du Ténébreux. Il rit de nouveau et il me raconte des anecdotes cocasses sur nos amis villageois. Parfois, il me parle de lieux dont j’ignorais jusqu’à l’existence… De plus en plus souvent, il ressemble à l’homme jovial que nous avons connu. Et j’aime avoir quelqu’un avec qui parler de Deux-Rivières…

Parce que je t’évite, pensa Rand, parce que Perrin ne parle plus à personne, et parce que Mat passe son temps à flamber et à faire la fête…

— Je n’aurais pas dû m’isoler ainsi…, souffla le jeune berger. Bon, d’accord pour le donjon. Si Moiraine pense que tu n’y risques rien, j’y serai en sécurité aussi… Mais inutile que tu t’impliques dans tout ça.

Se relevant, Egwene épousseta le devant de sa robe en prenant garde à ne pas croiser le regard de Rand.

— Moiraine t’a bien dit que tu ne risquais rien ?

— Elle ne m’a jamais interdit d’aller voir Padan Fain…

Le jeune homme prit le temps d’assimiler l’information, puis il explosa :

— Tu ne lui as pas demandé l’autorisation, c’est ça ? Elle ignore que tu vois le colporteur. Egwene, c’est stupide ! Padan Fain est un Suppôt des Ténèbres – un vrai fanatique !

— Il est enfermé dans une cage, et je n’ai pas besoin de la permission de Moiraine pour tout ce que je fais ! D’ailleurs, c’est bien la première fois que tu te soucies de l’opinion d’une Aes Sedai… Tu ne trouves pas que c’est un peu tard ? Bon, tu viens, ou quoi ?

— Je peux trouver le donjon sans ton aide… On me cherche – ou on ne va pas tarder à le faire – et être avec moi ne te vaudra aucun bien.

— Sans mon aide, tu t’emmêleras les pinceaux et tu t’étaleras aux pieds de la Chaire d’Amyrlin. Ensuite, tu te trahiras comme un bleu en essayant de lui faire gober des histoires à dormir debout.

— Par le sang et les cendres ! tu mériterais une place au Cercle des Femmes, chez nous ! Si les hommes étaient aussi maladroits et aussi idiots que tu le penses, ils ne pourraient jamais…

— Tu comptes jacasser jusqu’à ce qu’ils te mettent la main dessus ? Ramasse tes affaires et suis-moi !

Sans attendre de réponse, Egwene tourna les talons et repartit dans le couloir. En pestant dans sa barbe, Rand lui obéit à contrecœur.

Ils croisèrent fort peu de gens – des serviteurs, pour l’essentiel – mais le jeune berger eut l’impression que tous le dévisageaient intensément. Pas parce qu’ils s’étonnaient de voir un homme chargé de bagages, mais parce qu’il s’agissait de lui, Rand al’Thor. Conscient que c’était encore un tour de son imagination (en tout cas, il fallait l’espérer), il ne parvint pourtant pas à conjurer son malaise, même quand son amie et lui, au plus profond des entrailles de la forteresse, s’arrêtèrent devant une lourde porte bardée de fer et munie d’un petit guichet.

À travers le guichet, Rand aperçut des murs nus et deux soldats au crâne rasé assis à une table sur laquelle reposait une lampe. Son casque posé sur la table, comme celui de son compagnon, un des types était en train d’affûter une dague sur sa pierre à aiguiser. Quand Egwene frappa à la porte avec le marteau fixé sous le guichet, l’homme ne s’interrompit pas, mais son collègue tourna la tête, regarda la porte comme s’il n’était pas sûr d’avoir envie de bouger, puis consentit enfin à se lever. Costaud mais court sur pattes, il dut se dresser sur la pointe des pieds pour regarder à travers le guichet.