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— Que voulez-vous ? Oh ! c’est toi, jeune dame ? Tu viens voir ton Suppôt des Ténèbres ? Mais qui t’accompagne ?

Le garde n’esquissa pas un geste pour déverrouiller la porte.

— Changu, c’est un ami à moi qui veut également rendre visite à maître Fain…

Retroussant les lèvres sur ses dents jaunâtres, Changu prit le temps d’étudier Rand. Un instant, le jeune berger se demanda si le garde-chiourme lui souriait, mais il devait plutôt s’agir d’un tic…

— Un ami, hein ? Tu es foutrement grand, mon gars ! Et bizarrement accoutré, pour quelqu’un de ta race. On t’a capturé jeune dans les Marches de l’Est, histoire de t’apprivoiser ? (Changu déverrouilla la porte et l’ouvrit.) D’accord, tu peux entrer… Mais fais attention à ne pas te cogner la tête, grand seigneur à la noix !

Malgré la mise en garde ironique du soldat, il n’y avait aucun danger, car la porte était assez haute pour Loial. En suivant Egwene, Rand se demanda si Changu avait l’intention de lui faire des ennuis. C’était le premier rustre qu’il rencontrait au Shienar, car Masema, s’il se montrait glacial, ne se départait jamais d’une politesse de bon aloi.

Par bonheur, Changu se contenta de refermer la porte, la claquant sans ménagement, puis il approcha d’une étagère, derrière la table, et y prit une des lampes alignées dessus. Concentré sur sa lame, l’autre soldat ne daigna pas lever un œil sur les visiteurs. Vide si on exceptait la table, deux bancs et l’étagère, la salle de garde au sol couvert de paille donnait sur une seconde porte encore plus bardée de fer.

— Vous voudrez de la lumière, je parie, pour ne pas rester dans le noir avec votre ami le Suppôt ? (Changu gloussa tout en allumant la lampe.) Il t’attend, jeune dame ! (Il tendit la lampe à Egwene et déverrouilla la seconde porte.) Il est là, tapi dans les ténèbres…

Rand marqua une pause sur le seuil obscur. Alors que Changu ricanait dans son dos, Egwene le prit par la manche et le força à avancer. Dès qu’ils furent passés, la porte se referma et le cliquetis des verrous retentit dans un silence de mort. Dans les ténèbres, le cercle de lumière de la lampe paraissait dérisoire.

— Tu es sûre qu’il nous laissera sortir ? demanda Rand.

Changu n’avait pas jeté un coup d’œil à son arc et à son épée, s’avisa-t-il, et il ne s’était pas intéressé du tout à ses bagages, qui auraient pu contenir n’importe quoi.

— Ces gardiens ne sont pas très bons… Et si nous étions venus pour libérer Fain ?

— Ils savent que je ne ferais jamais une chose pareille… (Egwene parut cependant troublée par la remarque de son ami.) Cela dit, ces hommes me semblent pires à chaque nouvelle visite. Tous les deux sont de plus en plus désagréables et maussades. Au début, Changu plaisantait avec moi et Nidao desserrait encore de temps en temps les lèvres. Mais travailler dans un endroit pareil ne doit pas mettre une personne de bonne humeur, à la longue…

» Au fond, ça vient peut-être de moi… Cet endroit ne me remonte pas non plus le moral…

Malgré ses propos mitigés, Egwene entraîna Rand dans l’obscurité. À tout hasard, il garda la main sur le pommeau de son épée.

La chiche lumière révéla un couloir assez large où s’alignaient des deux côtés des cachots minuscules fermés par une grille aux barreaux plats très serrés. Deux cellules seulement étaient occupées. Assis sur une étroite paillasse, les détenus se protégèrent le visage avec les mains, sans doute parce que la lumière leur blessait les yeux. Mais ils regardaient les visiteurs à travers leurs doigts légèrement écartés, et Rand aurait juré que leurs yeux brillaient de haine.

Egwene désigna le premier détenu, un colosse aux mains tuméfiées.

— Un ivrogne amateur de bagarre… Cette fois, il a dévasté à lui seul la salle commune d’une taverne et blessé plusieurs clients…

L’autre prisonnier portait une veste brodée de fil d’or à manches larges et des bottines cirées.

— Celui-là a tenté de quitter la ville sans régler sa note d’auberge… (Un crime capital pour Egwene, fille du bourgmestre et unique aubergiste de Champ d’Emond.) Il a également des dettes chez une dizaine d’artisans et de commerçants…

L’escroc éructa à l’intention des visiteurs une série d’injures dignes de celles qu’affectionnaient les gardes du corps des marchands.

— Ces deux-là aussi sont de plus en plus infâmes chaque jour, précisa Egwene en accélérant le pas…

Elle avait pris assez d’avance, lorsqu’elle atteignit la cellule de Fain, au bout du couloir, pour que Rand soit hors du cercle de lumière de la lampe. Il s’arrêta dans les ombres, afin d’étudier le colporteur sans être vu.

Assis sur sa paillasse, Fain était penché en avant, comme s’il attendait, ainsi que Changu l’avait dit. Avec ses yeux de fouine, ses longs bras et son gros nez, Rand le trouva encore plus décharné que dans son souvenir. Ce n’était pas dû à son incarcération, car les détenus mangeaient la même chose que les domestiques, même le pire criminel ayant droit à la ration normale. Non, ça venait de ce qu’il avait fait avant d’arriver à Fal Dara…

Le revoir ramena à la mémoire de Rand des souvenirs qu’il aurait préféré oublier.

Au matin de la fête du printemps – qui commençait par les réjouissances de la Nuit de l’Hiver –, le colporteur était arrivé à Champ d’Emond avec son chariot, comme tous les ans. Le soir même, les Trollocs avaient déboulé, brûlant les maisons et tuant des villageois. Des monstres en chasse… Avec trois jeunes hommes en guise de gibier, selon Moiraine.

Des tueurs à mes trousses, mais qui ne le savaient pas, Fain leur servant de chien de chasse.

Sans se protéger les yeux ni battre des paupières, le colporteur se leva dès qu’il vit Egwene. Après lui avoir souri – sans aucune chaleur dans le regard –, il sonda les ténèbres, derrière elle, puis pointa un index vers l’endroit où Rand se croyait protégé par l’obscurité.

— Je te sens, Rand al’Thor ! Tu ne peux pas te cacher de moi, et encore moins d’eux. Tu as cru que c’était terminé, pas vrai ? Mais la bataille ne sera jamais achevée ! Ils viennent pour moi, ils viennent pour toi, et la guerre continue. Que tu vives ou que tu crèves, il n’y aura jamais de fin pour toi. Jamais !

Soudain, Fain se mit à chantonner :

— « Bientôt la liberté viendra, Pour tous et même pour nous deux, Alors la mort moissonnera Comme du blé tous les pouilleux. À coup sûr tu seras fauché, Tandis qu’à jamais je vivrai. »

Les bras le long des flancs, Fain leva la tête pour fixer intensément le plafond. Les yeux ronds, il ricana comme s’il contemplait un spectacle des plus réjouissants.

— Mordeth en sait plus long que vous tous… Oui, beaucoup plus long.

Egwene recula jusqu’à avoir rejoint Rand. Du coup, la lumière n’atteignit plus le colporteur, qui continua à glousser comme un dément dans le noir. Même s’il ne le distinguait plus, Rand aurait parié qu’il regardait toujours en l’air.

Frissonnant, il referma la main sur la poignée de son épée.

— Par la Lumière ! c’est ça que tu appelles « redevenir comme avant » ?

— Il va mieux certains jours, et moins bien les autres… Mais je ne l’avais jamais vu dans cet état.

— Et il regarde quoi ? Que trouve-t-il d’intéressant au plafond, ce dément ?