Sans l’épaisseur de pierre, il aurait une vue parfaite sur les quartiers des femmes. Là où sont Moiraine et la Chaire d’Amyrlin.
— Egwene, il est fou à lier !
— Ce n’était pas une bonne idée, Rand, je l’avoue…
La jeune fille entraîna son ami loin de la cellule. Inquiète, elle jeta sans cesse des coups d’œil en arrière et baissa la voix comme si elle redoutait que Fain l’entende encore.
Dans son cachot, le colporteur gloussait toujours sinistrement.
— Même si on ne risque pas de te chercher ici, je ne me sens pas de rester avec Fain dans l’état où il est. Et ce n’est pas non plus un endroit pour toi. Aujourd’hui, il me fait froid dans le dos, et… (Egwene n’alla pas plus loin, reprenant son souffle avec quelque difficulté.) Heureusement, je connais un lieu encore plus sûr qu’ici. Je n’en ai pas parlé parce que le donjon me paraissait mieux adapté pour toi, mais personne ne te cherchera dans les quartiers des femmes. C’est une certitude.
— Pardon ? Fain est fou, c’est sûr, mais tu dois être encore plus cinglée que lui. Quand on fuit des frelons, on ne va pas se cacher dans leur nid !
— Au contraire, c’est le meilleur endroit ! Le seul où aucun homme, y compris Agelmar, n’oserait entrer sans y être invité par une femme. Du coup, qui songerait à y chercher un fugitif ?
— Dans toute la forteresse, c’est l’unique repaire d’Aes Sedai ! Egwene, c’est absurde !
Tapotant les baluchons de Rand, la jeune fille parla comme si l’affaire était entendue :
— Si tu emballes ton épée et ton arc, on croira que tu portes des paquets pour moi. Te trouver une chemise et une veste moins raffinées ne devrait pas être difficile… Bien sûr, il faudra aussi que tu te baisses pour paraître moins grand.
— Pas question que j’entre dans ton jeu idiot !
— Puisque tu es plus têtu qu’une mule, tu devrais jouer à merveille les hommes de bât. Maintenant, si tu préfères rester avec notre vieil ami…
Au fond du couloir, les murmures de Fain devinrent soudain plus forts.
— La bataille continue, al’Thor. Mordeth le sait.
— Bon sang ! j’aurais mieux fait de sauter dans les douves…, marmonna Rand.
Il entreprit néanmoins d’ouvrir ses baluchons pour y ajouter ses armes, sans oublier le carquois plein de flèches.
— Ce ne sera jamais fini, al’Thor, ricana Fain. Jamais !
4
Convocation
Seule dans sa chambre, au cœur des quartiers des femmes, Moiraine ajusta sur ses épaules son châle orné de motifs végétaux – un entrelacs de sarments de vigne et de lierre du plus bel effet. Puis elle s’observa dans un miroir en pied. Quand elle était en colère, ses grands yeux noirs semblaient aussi perçants que ceux d’un faucon. Et, à cet instant précis, ils paraissaient vouloir percer le verre revêtu d’une fine couche d’argent.
Si Moiraine avait le châle dans ses sacoches de selle, en arrivant à Fal Dara, c’était un pur hasard. Avec la Flamme de Tar Valon qui paradait entre les omoplates de sa porteuse et ses longues franges de couleur (du bleu pour Moiraine) symbolisant l’Ajah de sa propriétaire, l’accessoire vestimentaire, très marqué, était rarement utilisé hors de Tar Valon. Et, même là, les Aes Sedai l’arboraient essentiellement dans la Tour Blanche – pour les réunions plénières du Hall de la Tour, un des rares événements justifiant un tel protocole. Hors des Murs Scintillants, la simple vue de la Flamme aurait incité bien trop de gens à détaler – pour aller se cacher, ou afin d’ameuter les Fils de la Lumière. Et les flèches des Capes Blanches étaient mortelles pour tout le monde, y compris les Aes Sedai. Très rusés, les Fils faisaient toujours en sorte que leur victime ne voie pas l’archer avant la dernière seconde, quand il était trop tard pour qu’elle puisse réagir.
Moiraine n’avait jamais envisagé de mettre son châle à Fal Dara. Mais, pour assister à une audience de la Chaire d’Amyrlin, il fallait observer quelques règles élémentaires.
Petite et fine, Moiraine avait tendance à faire beaucoup moins que son âge, comme toutes les Aes Sedai. Mais, malgré sa peau lisse de jeune fille, sa calme autorité et son incontestable présence lui permettaient d’en imposer à bien des gens. Ces deux qualités, acquises lors de sa jeunesse, dans le palais royal du Cairhien, avaient été encore amplifiées par les années passées dans la peau d’une Aes Sedai. Une bonne chose, car, en ce jour, elle allait en avoir sacrément besoin !
Il y a des ennuis, c’est sûr… Sinon, la Chaire d’Amyrlin ne serait jamais venue en personne…
Une analyse juste, mais qui ouvrait simplement la voie à une multitude d’autres questions.
Quels ennuis ? Qui la Chaire d’Amyrlin a-t-elle choisi pour l’accompagner ? Et, pour commencer, pourquoi ici ? Pourquoi maintenant ? Au point où nous en sommes, il est inenvisageable que ça tourne mal…
La bague à l’image du Grand Serpent refléta la lumière lorsque Moiraine toucha la délicate chaîne d’argent qui ceignait son front. Juste sous la lisière de sa crinière noire non tressée, une petite pierre bleue brillait sur sa peau claire. Dans la Tour Blanche, on connaissait les petits miracles qu’elle pouvait accomplir en utilisant le pendentif comme focus. Pourtant, il s’agissait seulement d’un éclat de cristal bleu poli qu’une jeune fille avait utilisé lors de ses premières expériences, sans personne pour la guider. Se souvenant des récits sur les angreal et les sa’angreal (des artefacts encore plus puissants), ces objets qui permettaient aux Aes Sedai, durant l’Âge des Légendes, de canaliser une incroyable quantité de Pouvoir, cette jeune fille s’était dit qu’un focus, même plus modeste, l’aiderait à puiser dans la Source Authentique. Ses sœurs de la Tour Blanche avaient une idée de ce qu’elle réalisait grâce au pendentif. Pour le reste, elles laissaient courir leur imagination, inventant des choses qui choquaient Moiraine lorsqu’elles arrivaient à ses oreilles. En réalité, tout ce qu’elle faisait avec son cristal était à la fois simple et sans importance capitale, même si ça se révélait parfois très pratique. En d’autres termes, ces « miracles » ressemblaient à ceux qu’un enfant pouvait imaginer. Mais, si les femmes qui accompagnaient la Chaire d’Amyrlin n’étaient pas les bonnes, le pendentif risquait de les déstabiliser à cause des mensonges que certaines colportaient à son sujet.
Quelqu’un frappa soudain à la porte. Des coups rapides et insistants qui ne pouvaient pas annoncer la visite d’un résidant régulier de la forteresse. Au Shienar, personne ne toquait ainsi à une porte – et surtout pas à celle d’une Aes Sedai. Moiraine resta devant le miroir jusqu’à ce que ses yeux ne reflètent plus qu’une parfaite sérénité, ses véritables pensées enfouies dans leur insondable profondeur. Puis elle se mit en mouvement tout en s’assurant qu’elle avait toujours à la ceinture sa bourse de cuir.
Quoi qui l’ait incitée à quitter Tar Valon, la Chaire d’Amyrlin n’y pensera plus lorsque je lui aurai montré ce qui me tracasse…
Une seconde série de coups, encore plus impérieuse que la première, retentit avant que Moiraine ait traversé la pièce et ouvert la porte. Quand ce fut fait, elle adressa un sourire apaisant aux femmes qui venaient lui rendre visite.
Elle les reconnut toutes les deux. Anaiya aux cheveux noirs, splendide avec son châle aux franges bleues, et Liandrin la blonde, tout aussi pimpante dans son fichu aux franges rouges.
Très jolie et authentiquement jeune, contrairement à la majorité de ses sœurs, Liandrin avait un joli petit minois de poupée, mais sa moue maussade en gâchait l’effet. Pour l’heure, elle avait la main levée, car elle s’apprêtait à toquer de nouveau à l’instant où Moiraine avait ouvert. Ses sourcils foncés et ses yeux plus sombres encore faisaient un contraste frappant avec ses tresses couleur miel pâle, mais cette combinaison était assez fréquente au Tarabon.