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— Je ne tolérerai pas qu’on endommage le Cor.

Comprenant le message, un des soldats avança et tendit le bras vers l’instrument. Rand se demanda s’il devait éclater de rire ou non. Cet homme-là portait une armure, certes, mais il aurait quand même dû se méfier de cinq intrus armés. À l’évidence, ce n’était pas le cas…

Mat se chargea de ramener à la réalité les Seanchaniens. Vif comme l’éclair, il frappa le type à la main avec la dague. Surpris, le guerrier recula en lâchant un petit cri. Puis il hurla de douleur.

Tous les témoins se pétrifièrent. La main que l’homme tenait devant ses yeux, comme pour s’assurer que ce n’était pas un cauchemar, virait au noir, à croire qu’elle était en train de brûler de l’intérieur. Hurlant de plus en plus fort, l’homme referma sa main libre sur son bras puis sur son épaule. Se débattant contre un ennemi invisible, il finit par s’écrouler sur le tapis soyeux, le visage commençant à noircir. Ses yeux sortirent de leurs orbites et sa langue elle aussi noircie jaillit d’entre ses lèvres, assez gonflée pour l’étouffer. Il tenta de la cracher, toussa horriblement et finit par s’immobiliser sur un dernier spasme. Toutes les parties visibles de son corps étaient noires comme de la résine pourrie et semblaient devoir exploser comme des fruits trop mûrs si on y touchait.

Mat déglutit péniblement, ses doigts s’ouvrant et se fermant sur la dague comme si son contact le brûlait.

Turak lui-même en resta pétrifié de surprise.

— Vous voyez, le défia Ingtar, nous ne sommes pas sans défense…

Il sauta par-dessus le cadavre, chargeant les hommes qui regardaient sans y croire la dépouille du frère d’armes qui se tenait parmi eux quelques minutes plus tôt.

— Shinowa ! cria-t-il. À moi, Shinowa !

Hurin suivit son chef et, ensemble, ils forcèrent leurs adversaires à reculer.

Les Seanchaniens qui gardaient l’autre porte voulurent voler au secours de leurs camarades, mais eux aussi durent battre en retraite, la dague de Mat faisant encore plus de dégâts que la hache de Perrin.

En un clin d’œil, Rand se retrouva seul face à Turak. Ayant recouvré ses esprits, le haut seigneur rivait son regard dans celui de Rand, le cadavre noirci du soldat totalement oublié.

Les deux serviteurs semblaient tout aussi peu conscients de la présence du mort… et, plus étrangement, de l’existence de Rand. Alors que le combat continuait dans le couloir et dans une pièce attenante, ces domestiques avaient pris le temps de plier soigneusement la robe d’apparat de Turak. Sans un regard pour le soldat mort, ils s’accroupirent à côté de la porte, prêts à suivre le duel jusqu’à son terme.

— Je me doutais que ce serait entre toi et moi…, dit Turak à Rand.

Le poignet et les doigts d’une grande souplesse, il dessina quelques arabesques dans l’air avec sa lame. Ses ongles ne semblaient pas le gêner, tout compte fait.

— Tu me sembles bien jeune… Voyons ce que valent les escrimeurs au héron, de ce côté de l’océan.

Rand remarqua soudain un détail qui lui avait échappé. La lame de Turak était elle aussi ornée d’un héron. Alors qu’il avait bénéficié d’une formation minimale, voilà qu’il devait affronter un maître escrimeur. Histoire d’avoir la plus grande liberté de mouvement possible, il se débarrassa de sa cape et la jeta au loin.

En face de lui, Turak attendait placidement le début des hostilités.

Rand invoqua le vide avec une intensité proche du désespoir. Durant les quelques minutes à venir, il allait avoir besoin de toutes ses compétences – et, même s’il parvenait à les mobiliser, ses chances de sortir vainqueur du duel restaient réduites. Pourtant, il ne pouvait se permettre de perdre. Egwene était prisonnière de l’autre côté de la rue, presque assez près pour qu’il l’entende si elle criait son nom, et il devait la libérer.

S’il invoquait le vide, la lueur maladive du saidin l’attendrait dans le cocon. En même temps qu’une atroce envie de vomir, elle lui donnerait un désir dévorant de puiser dans la Source Authentique. Mais, avec Egwene, il y avait des damane. S’il ne parvenait pas à s’empêcher de canaliser, elles le sentiraient et alerteraient leurs maîtres. En tout cas, c’était ce que pensait Verin. Et, dans des circonstances si délicates, il n’avait aucune raison de croire qu’elle se trompait. En résumé, s’il ne renonçait pas au vide, il risquait de survivre face à Turak pour succomber ensuite contre des damane. Ça ne l’aurait pas gêné plus que ça, mais il y avait la variable Egwene, qu’il n’avait jusque-là jamais incluse dans l’équation.

Rand leva son épée. Sans un bruit, Turak avança à sa rencontre. Leurs lames s’abattirent et s’entrechoquèrent, produisant le bruit d’un marteau qui percute une enclume.

Dès le début, Rand comprit que son adversaire l’aiguillonnait, tentant de déterminer ses limites. Une attaque, puis une autre, un peu plus vicieuse, et une autre encore… Plus que ses compétences d’escrimeur, la vivacité et la souplesse du jeune homme lui permirent de survivre à cette manche d’observation. Sans le vide, il avait toujours un temps de retard, et à la longue cela risquait de lui être fatal. La pointe de la lourde lame du haut seigneur manqua l’éborgner, laissant une coupure très douloureuse sous son œil gauche. Un autre coup le toucha à l’épaule, coupant sa veste et faisant sourdre le sang. Une incision si précise qu’on aurait pu la comparer à celle d’un chirurgien lui valait également une petite hémorragie sous le bras droit, le fluide vital empoissant peu à peu sa chemise.

L’air déçu et écœuré, Turak rompit le contact et recula d’un pas.

— Où as-tu trouvé cette épée, jeune homme ? Ne me dis pas que le héron, chez vous, récompense de si piètres escrimeurs ? Qu’importe ! Fais ton examen de conscience, car ta dernière heure a sonné.

Le haut seigneur repassa à l’attaque.

Rand se laissa envelopper par le vide. Dans le cocon, il vit effectivement briller le saidin, mais il l’ignora. Au fond, ce n’était pas plus difficile que d’occulter la douleur quand on s’était planté dans la peau une épine barbelée. Le tout était de refuser le Pouvoir de l’Unique, qui l’incitait à s’unir à la moitié masculine de la Source Authentique.

Désormais, Rand ne faisait plus qu’un avec sa lame. Il se fondait dans les murs et le parquet de la salle, parvenant même à ne plus faire qu’un avec Turak.

Il reconnut alors les figures qu’utilisait le haut seigneur. Si elles appartenaient à une autre école que celle de Lan, les différences n’étaient pas si grandes que ça. L’Envol de l’Hirondelle vint se briser sur un très classique Écarter la Soie, la Lune sur l’Eau se heurta à la Danse du Petit Coq de Bruyère et le Ruban dans l’Air échoua face à la Pierre qui Tombe de la Falaise…

Les duellistes traversèrent et retraversèrent la pièce avec pour seul accompagnement la sinistre musique de leurs armes.

Sa déception oubliée – et son dégoût envolé –, Turak eut un instant de surprise, puis la concentration balaya toutes ses pensées parasites. Alors qu’il redoublait ses efforts, de la sueur perla sur le front du haut seigneur.

La Fourche aux Trois Éclairs fut efficacement parée par la Feuille dans la Brise.

Hors du cocon, les pensées de Rand dérivaient comme si elles ne lui appartenaient pas. C’était insuffisant. Face à un maître escrimeur, avec l’aide du vide et en mobilisant toutes ses compétences, il faisait à peine le poids. S’il n’en finissait pas très vite, c’était Turak qui aurait le dernier mot.

Le saidin ? Non ! Parfois, il est nécessaire de savoir Remettre l’Épée au Fourreau dans sa propre chair.