— À vos ordres, seigneur capitaine !
À contrecœur, l’officier talonna sa monture et s’éloigna.
Bornhald cessa aussitôt de penser à son second. Sur ce point comme sur beaucoup d’autres, il avait fait tout son possible.
— Légion, à mon commandement, en avant !
Dans un concert de grincements de cuir, les mille cavaliers en cape blanche se mirent en mouvement.
Rand jeta un coup d’œil aux Seanchaniens qui approchaient, puis il recula dans l’étroite ruelle flanquée par des granges. L’ennemi serait bientôt là… Très bientôt. Se palpant une joue, le jeune homme reconnut le contact si particulier du sang séché. Les coupures infligées par Turak le faisaient souffrir, mais il allait devoir prendre son mal en patience.
La foudre frappa de nouveau et il sentit le sol vibrer sous ses pieds.
Au nom de la Lumière ! que se passe-t-il ?
— Ils arrivent ? demanda Ingtar. Rand, il faut sauver le Cor de Valère !
Malgré l’orage dans un ciel serein, les explosions en ville et les soldats qui approchaient, l’officier semblait plongé dans ses pensées. À l’autre bout de la ruelle, Mat, Perrin et Hurin surveillaient une autre patrouille ennemie. S’ils ne se faisaient pas repérer, les cinq intrus n’étaient plus très loin de leurs chevaux.
— Elle est en danger…, murmura Rand.
Il éprouvait un étrange sentiment, comme si plusieurs fils de sa vie risquaient d’être coupés. Egwene était bien entendu une des personnes qui comptaient pour lui, mais il y en avait d’autres, et certaines couraient de terribles risques. En ce moment même, à Falme… Si l’une de ces personnes succombait, la vie de Rand ne serait jamais complète – en somme, son destin resterait inaccompli. Il n’aurait su dire pourquoi il en allait ainsi, mais c’était une certitude.
— Ici, un seul homme pourrait en retenir cinquante…, souffla Ingtar.
Entre les granges, il y avait tout juste la place pour que deux hommes se tiennent de front.
— Un guerrier contre cinquante… Pas une mauvaise façon de mourir. On a fait des chansons pour moins que ça.
— Peut-être, mais ça ne sera pas nécessaire… Enfin, j’espère.
Au cœur de la cité, un toit venait d’exploser.
Comment vais-je retourner dans cet enfer ? Je dois retrouver Egwene. Et les autres…
Rand jeta un nouveau coup d’œil dans la rue. Les Seanchaniens avalaient vite la distance.
— Je ne savais pas pourquoi il était là…, dit Ingtar comme s’il parlait tout seul. (Il avait dégainé son épée, éprouvant le tranchant du bout d’un pouce.) Un petit homme au teint blême qu’on ne remarquait pas, même quand on l’avait sous le nez… On m’avait ordonné de le faire entrer dans la forteresse. Je ne voulais pas, mais comment désobéir ? Rand, tu comprends ? J’étais obligé. Sans savoir ce qu’il allait faire, jusqu’à ce qu’il tire cette flèche. Encore aujourd’hui, je ne sais pas si elle était destinée à la Chaire d’Amyrlin ou à toi.
Rand frissonna et se tourna vers Ingtar.
— De quoi parles-tu ?
Les yeux toujours baissés sur son épée, Ingtar continua son monologue comme s’il n’avait rien entendu :
— L’humanité est balayée dans le monde entier… Les nations s’écroulent et disparaissent. Les Suppôts sont partout, mais les gens du Sud s’en fichent. Pendant que nous défendons les Terres Frontalières – assurant ainsi leur tranquillité, bien au chaud chez eux –, la Flétrissure gagne inexorablement du terrain. Et ces idiots pensent que les Trollocs et les Myrddraals sont des mythes ou une invention de trouvère. (Ingtar fronça les sourcils et secoua la tête.) J’ai estimé que c’était la seule solution… Puisque nous risquions d’être massacrés pour sauver des gens qui se moquaient de nous, ça m’a paru logique. Pourquoi mourir alors qu’une paix séparée était possible ? Les Ténèbres ne valaient-elles pas mieux que l’oubli éternel que connaissent le Caralain ou le Hardan ? Oui, à l’époque, ça me semblait évident.
Rand saisit l’officier par les revers de sa veste.
— Cesse de dire n’importe quoi !
Il ne peut pas raconter la vérité… C’est impossible.
— Ton discours n’a aucun sens. Quoi que tu aies à dire, n’y va pas par quatre chemins.
Pour la première fois, Ingtar leva vers Rand des yeux où brillaient des larmes.
— Tu es meilleur que moi, Rand. Berger ou seigneur, je ne t’arrive pas à la cheville. Tu sais ce que dit la prophétie : « Que celui qui me fera sonner ne songe pas à la gloire, mais uniquement au salut. » Moi, c’était à mon salut que je pensais ! Je rêvais de souffler dans le Cor puis de conduire la charge des héros morts contre le mont Shayol Ghul. Ç’aurait été suffisant pour me racheter, non ? Aucun homme ne reste assez longtemps dans les Ténèbres pour ne pas pouvoir revenir un jour vers la Lumière. C’est ce qu’on dit, pas vrai ? Je suis sûr que mes mauvaises actions auraient été rayées de ma vie comme un mot raturé sur un parchemin.
— Ingtar, par la Lumière !… (Rand lâcha l’officier et recula autant qu’il le pouvait, le dos plaqué contre le mur d’une grange.) Je crois… Eh bien, je crois que la volonté suffit. Tu n’as qu’une chose à faire : cesser d’être un… enfin, de leur appartenir.
Ingtar tressaillit comme si Rand avait prononcé à haute voix les mots : « Suppôt des Ténèbres ».
— Rand, pendant que nous voyagions jusqu’ici, via la Pierre-Portail, j’ai vécu d’autres vies. Parfois, j’ai tenu le Cor, mais sans jamais souffler dedans. J’essayais d’échapper à ma malédiction, et j’échouais toujours à la fin. Chaque fois, je recevais des ordres plus exigeants qui me forçaient à commettre des actes de plus en plus épouvantables. Jusqu’à ce que… Rand, tu aurais renoncé au Cor pour sauver un ami. « Ne songe pas à la gloire… » Lumière, aide-moi, je t’en supplie !
Rand ne sut que dire, comme si Egwene venait de lui annoncer qu’elle avait tué des enfants. Une vérité trop horrible pour qu’on y croie. Et encore plus pour qu’on l’accepte.
Ingtar reprit la parole d’une voix qui ne tremblait plus :
— Il y a un prix, Rand. C’est inévitable… Et je peux m’en acquitter ici, je crois…
— Ingtar, je…
— Tout homme a le droit de choisir l’instant où il Remet l’Épée au Fourreau, mon ami. Même un type comme moi…
Avant que Rand puisse répondre, Hurin déboula de l’autre extrémité de la ruelle.
— Notre patrouille est partie en direction de la ville, annonça-t-il. Les Seanchaniens ont l’air de vouloir s’y rassembler. Mat et Perrin sont déjà partis rejoindre les chevaux. (Le renifleur jeta un rapide coup d’œil dans la rue.) Nous ne devrions pas traîner, mes seigneurs. Les soldats à tête d’araignée ne sont plus bien loin.
— Va-t’en, Rand, dit Ingtar. (Il se tourna vers la rue et ne regarda plus ses compagnons.) Rapporte le Cor à qui de droit. J’ai toujours su que la Chaire d’Amyrlin aurait dû te confier le commandement. Mais, ce que j’ai fait, c’était pour la survie du Shienar, afin qu’il ne sombre pas à jamais dans les poubelles de l’histoire.
— Je sais, Ingtar… Que la Lumière brille sur toi, seigneur Ingtar de la maison Shinowa, et puisses-tu reposer dans la main du Créateur. (Rand posa une main sur l’épaule du guerrier.) Que l’ultime étreinte de la terre te soit douce, mon ami.
Hurin ne put retenir un petit cri.
— Merci, dit Ingtar.
Il semblait soulagé d’un poids écrasant. Pour la première fois depuis l’intrusion des Trollocs à Fal Dara, il ressemblait à l’homme confiant et serein que Rand avait connu au début. Un homme fier et satisfait…
— Il est temps de partir, Hurin !
— Mais le seigneur Ingtar…, souffla le renifleur, les yeux écarquillés de stupeur.