Les Seanchaniens… Un mauvais coup… Ils savent que nous approchons.
Même si c’était bien trop tôt, car la ville restait fort lointaine, le seigneur capitaine dégaina son épée et ses guerriers l’imitèrent.
— À mon commandement, au trot !
Le brouillard occultait déjà tout, mais Falme se dressait toujours devant la légion. Dans son dos, Bornhald entendit le martèlement rapide des sabots.
Brusquement, le sol s’ouvrit devant le seigneur capitaine, une pluie de poussière et de cailloux retombant sur les premiers rangs. Sur sa droite, au cœur d’une nappe de brouillard impénétrable, une autre explosion retentit. Puis le phénomène se reproduisit sur sa gauche.
Des éclairs s’abattaient sur la légion, tuant hommes et chevaux.
— À mon commandement, chargez ! cria Bornhald.
Il talonna sa monture et se lança au galop, suivi par ses hommes survivants.
Dans le vacarme et la fureur, Geofram eut le temps d’avoir un ultime regret : avec cette brume, Byar ne pourrait pas raconter à Dain comment il était mort.
Rand ne parvenait même plus à voir les arbres qui l’entouraient. Alors que Mat avait baissé le Cor, la note continuait à retentir aux oreilles de son ami d’enfance.
Et, malgré le brouillard qui déferlait en une vague aussi blanche que la laine la mieux teinte, Rand voyait parfaitement ce qui se passait. Il voyait, certes, mais c’était aberrant. Falme flottait quelque part au-dessous de lui, des éclairs s’abattant dans ses rues tandis que des milliers de Seanchaniens se massaient devant ses murs. En même temps, Falme dérivait au-dessus de la tête de Rand… Et, là, des Capes Blanches chargeaient et mouraient alors que la terre s’ouvrait sous les sabots de leurs chevaux et crachait des flammes rugissantes. Plus loin, dans le port, des marins couraient sur le pont d’immenses bateaux carrés. À côté, sur un navire familier, des hommes apeurés attendaient eux seuls savaient quoi. Rand reconnut même le capitaine, Bayle Domon. Affolé, il se prit la tête à deux mains. Si les arbres étaient invisibles, il distinguait parfaitement ses compagnons. Hurin, miné par l’angoisse. Mat, occupé à marmonner, comme toujours. Perrin, presque calme, comme s’il avait toujours su qu’on en arriverait là un jour.
Et la brume qui tourbillonnait, tourbillonnait, tourbillonnait…
— Seigneur Rand ! cria Hurin.
Il n’eut pas besoin d’indiquer une direction. Dévalant le rideau de brume tourbillonnante, comme si c’était le flanc d’une montagne, des cavaliers approchaient. Au début, le cocon de brouillard interdit à Rand de les voir en détail. Mais ils furent bientôt assez près pour que ce soit possible – à la profonde stupéfaction du jeune homme. Car il connaissait chacun de ces hommes et chacune de ces femmes. Des guerriers et des guerrières, pas tous en armure, leurs armes et leurs vêtements racontant à eux seuls toute l’histoire du monde.
Des héros qu’il connaissait tous.
Rogosh à l’Œil d’Aigle, un homme aux vénérables cheveux blancs et au regard vif qui rendait inutile toute explication au sujet de son surnom. Gaidal Cain, un colosse qui portait dans le dos une épée plus longue que bien des hommes sont hauts. Birgitte aux cheveux d’or, avec son arc d’argent et son carquois rempli de flèches du même métal.
Tant de glorieux personnages dont Rand connaissait le visage et le nom. Les noms, plutôt, car il en entendait retentir cent dans sa tête pour chaque cavalier qu’il voyait. Des noms parfois si exotiques qu’il ne les aurait pas reconnus comme tels, s’il n’avait pas su. Michael au lieu de Mikel. Patrick au lieu de Paedrig. Oscar au lieu d’Otarin…
Et l’homme qui chevauchait en tête… Celui-là aussi, il le connaissait. Un géant au nez crochu, une longue épée baptisée Justice battant sur sa hanche. Artur Aile-de-Faucon !
Mat écarquilla les yeux lorsque l’héroïque colonne s’arrêta face à lui.
— C’est tout ? Vous… Vous n’êtes pas plus nombreux ?
Une centaine, tout au plus, estima Rand. Bizarrement, cela ne l’étonna pas, comme s’il avait toujours su qu’il en serait ainsi.
Figé sur sa selle, Hurin avait les yeux qui lui sortaient de la tête.
— Il faut d’autres qualités que le courage pour lier un homme au Cor, dit Artur Aile-de-Faucon de la voix calme et profonde d’un homme de pouvoir.
— Un homme ou une femme, précisa Birgitte.
— Ou une femme, oui, acquiesça Artur. Une poignée de héros sont unis à la Roue, suivant éternellement sa rotation pour exécuter sa volonté dans la Trame infinie des Âges. Tu pourrais expliquer tout ça à ton ami, Lews Therin, si ces connaissances t’étaient accessibles lorsque tu habites de nouveau un corps.
Rand vit parfaitement que le roi le regardait. Pour le principe, il secoua la tête, mais il refusa de perdre son temps en vaines polémiques.
— Des envahisseurs sont là – les Seanchaniens, ainsi qu’ils se nomment eux-mêmes. Sur les champs de bataille, ils utilisent des Aes Sedai enchaînées. Artur, il faut les rejeter à la mer ! Il y a aussi une jeune fille, Egwene al’Vere. Une novice de la Tour Blanche captive des Seanchaniens. Tu dois m’aider à la libérer.
Incongrûment, plusieurs héros, derrière Artur, se permirent un sourire en coin ou un gloussement. Tout en vérifiant que la corde de son arc était bien tendue, Birgitte éclata de rire.
— Lews Therin, tu choisis décidément toujours des compagnes qui attirent les ennuis comme un aimant !
Une remarque dépourvue d’agressivité – en fait, une plaisanterie complice, comme entre deux vieux amis.
— Je me nomme Rand al’Thor, et vous devez vous dépêcher ! Le temps presse !
— Le temps ? répéta Birgitte avec un grand sourire. Nous avons tout le temps du monde, mon ami…
Gaidal Cain lâcha les rênes de son destrier, le guidant désormais par les pressions de ses genoux, et dégaina deux épées. Les autres héros tirèrent leur lame au clair, saisirent leur arc, leur hache ou leur lance.
Justice brillait comme un miroir dans la main gantée d’Artur.
— Je me suis battu à tes côtés d’innombrables fois, Lews Therin, et je t’ai affronté en au moins autant d’occasions. La Roue tisse nos vies afin qu’elles servent ses intérêts, pas les nôtres, et assurent la pérennité de la Trame. Si tu ne te connais pas toi-même, je te connais bien, et nous chasserons ces envahisseurs pour toi. (Le destrier d’Artur piaffa, mais son maître regarda autour de lui, perplexe.) Quelque chose ne va pas… Comme si j’étais retenu par… (Artur riva son regard perçant sur Rand.) Tu es là, mais as-tu ton étendard ?
Des murmures coururent dans les rangs des héros.
— Je l’ai, répondit Rand.
Il ouvrit le rabat d’une de ses sacoches de selle, le déchirant, et sortit l’étendard du Dragon. Alors qu’il lui emplissait les mains, son ourlet pendant au niveau d’un genou de Rouquin, les murmures gagnèrent en intensité dans la colonne de revenants.
— La Trame s’enroule autour de notre cou comme un licol, dit Artur. Tu es là et l’étendard aussi. Le motif de cet instant est tissé. Nous sommes venus pour le Cor, mais c’est l’étendard que nous suivrons. Et le Dragon.
Hurin eut une sorte de couinement étranglé.
— Que la Lumière me brûle ! s’écria Mat. C’est vrai ! Bon sang ! c’est vrai !
Après une très brève hésitation, Perrin sauta de sa selle et s’enfonça dans le brouillard. Un bruit sec retentit, quelques instants passèrent, et l’apprenti forgeron revint avec une branche de sapin bien droite et proprement élaguée.
— Donne-moi l’étendard, Rand… S’ils en ont besoin… Donne-le-moi.
Rand aida son ami à attacher le drapeau à la hampe improvisée. Lorsque Perrin remonta en selle, brandissant l’étendard, une mystérieuse brise qui resta sans effet sur la brume le fit onduler, donnant l’impression que le Dragon bougeait comme s’il était vivant.