Derrière lui, l’obscurité ondulait et bouillonnait.
— Tu es en train de te tuer ! Le Pouvoir te consume, te ronge comme un acide et te tue. Je suis le seul, en ce monde, qui puisse t’apprendre à le contrôler. Sers-moi ou meurs !
— Te servir ? Jamais !
Il faut que je le retienne assez longtemps… Dépêche-toi, Aile-de-Faucon !
Rand attaqua de nouveau. La Colombe Prend les Airs. La Feuille qui Tombe…
Cette fois, ce fut lui qui dut reculer. Voyant que les Seanchaniens continuaient à battre en retraite, il ne baissa pas les bras.
Le Martin-Pêcheur Prend un Poisson Doré…
Alors qu’Artur et Perrin menaient côte à côte la charge, les Seanchaniens se dispersaient, affolés.
Le Faisceau de Paille…
Ba’alzamon para le coup dans un vortex d’étincelles et Rand dut sauter au dernier moment pour éviter que le bâton lui fende le crâne, le souffle du coup lui ébouriffant les cheveux.
Les Seanchaniens contre-attaquaient.
Le Coup de l’Étincelle.
Encore une esquive de Ba’alzamon, mais les Seanchaniens étaient forcés de se replier vers le port.
Rand aurait voulu hurler de joie. Sans savoir pourquoi, il venait de comprendre que les deux affrontements étaient liés. Lorsqu’il gagnait du terrain, les héros d’Artur repoussaient les Seanchaniens. Quand il en perdait, les envahisseurs reprenaient du poil de la bête.
— Personne ne te sauvera ! dit Ba’alzamon. Celles qui auraient pu le faire traverseront bientôt l’océan d’Aryth. Si tu les revois un jour, elles porteront un collier et te détruiront pour plaire à leurs nouveaux maîtres.
Egwene… Je ne peux pas l’abandonner à un tel sort.
— Rand al’Thor, tu n’as qu’une chance de salut. Oui, Lews Therin Fléau de sa Lignée, je suis ton seul espoir ! Sers-moi, et je t’offrirai le monde. Résiste-moi, et je te détruirai, comme je l’ai si souvent fait par le passé. Mais, cette fois, j’écrabouillerai jusqu’à ton âme, afin que tu ne reviennes plus jamais.
J’ai encore gagné, Lews Therin.
Cette pensée dérivait à l’extérieur du vide. Rand dut pourtant faire un effort pour l’ignorer et oublier les multiples vies à la fin desquelles il l’avait entendue.
Il leva son épée et Ba’alzamon prépara son bâton.
Pour la première fois, Rand s’avisa que son adversaire agissait comme si l’épée au héron risquait de le blesser.
L’acier ne peut rien contre le Ténébreux…
Pourtant, Ba’alzamon regardait l’arme avec une méfiance non feinte.
Ne faisant qu’un avec sa lame, Rand en sentait toutes les particules – cet infiniment petit invisible à l’œil nu. Et il sentait le Pouvoir passer de son corps à l’épée en utilisant pour cela les canaux complexes imaginés par les Aes Sedai à l’époque de la guerre du Pouvoir.
Soudain, il entendit une autre voix que la sienne.
Celle de Lan : « Un temps viendra bientôt où tu devras atteindre ton objectif à n’importe quel prix, y compris ta vie. »
Puis celle d’Ingtar : « Tout homme a le droit de choisir l’instant où il Remet l’Épée au Fourreau, mon ami. »
Il imagina ce que serait l’existence d’Egwene si elle la passait dans la peau d’une damane, avec un collier autour du cou.
Les fils de ma vie qui risquent d’être coupés… Egwene ! Si Aile-de-Faucon entre à Falme, il peut sauver mon amie.
Avant même de l’avoir consciemment décidé, Rand exécuta la première figure du Héron qui Traverse les Joncs. En équilibre sur un pied, la lame levée – une invitation à se faire embrocher.
La mort est plus légère qu’une plume et le devoir plus écrasant qu’une montagne.
Ba’alzamon dévisagea son adversaire.
— Pourquoi ce sourire de demeuré ? Ignores-tu que je peux te détruire définitivement ?
Rand éprouva une sérénité encore supérieure à celle que lui conférait le vide.
— Je ne te servirai jamais, Père des Mensonges. En un millier de vies, je ne l’ai pas fait, j’en ai la certitude. Viens ! Il est l’heure de mourir.
Ba’alzamon écarquilla les yeux. Un instant, la fournaise fit ruisseler de sueur le front de Rand. Derrière le Père des Mensonges, l’obscurité se mua en un vortex bouillonnant.
— Alors, crève, vermine ! cria Ba’alzamon en frappant avec son bâton comme s’il s’agissait d’une lance.
Rand cria quand la pointe traversa sa chair, brûlant comme s’il venait d’être embroché au bout d’un tisonnier chauffé à blanc. Le cocon en fut ébranlé, mais il le soutint avec ce qui lui restait de forces. Puis il enfonça sa lame dans le cœur du Père des Mensonges.
Ba’alzamon hurla et l’obscurité, dans son dos, se joignit à son cri. Puis le monde explosa dans un déchaînement de flammes.
48
Droit d’aînesse
Min tentait de remonter la rue pavée. Mais qu’il était difficile de se frayer un chemin dans cette foule de citadins saisis de stupeur ou en proie à une crise de nerfs. Si quelques personnes couraient, sans doute sans avoir la moindre idée d’où elles allaient, la plupart, telles des marionnettes aux fils coupés, semblaient plus effrayées par l’idée de bouger que par la perspective de rester plantées là. Scrutant les visages, Min espérait reconnaître Egwene, Elayne ou Nynaeve. Mais elle ne voyait que des Falmiens. Et quelque chose la tirait en avant, comme si elle avait été elle-même un pantin au bout d’une ficelle.
Se retournant, elle vit que les navires seanchaniens brûlaient le long des quais. D’autres avaient tenté de fuir, mais ils se consumaient dans l’embouchure du port. Les plus chanceux avaient réussi à lever l’ancre et ils n’étaient déjà plus que de minuscules points à l’horizon. Grâce à l’influence des damane sur le vent, ils fendaient l’écume à une vitesse bien supérieure à ce qui aurait dû être possible. À la traîne, un bateau bien plus petit essayait d’échapper au désastre. Le Poudrin. En son âme et conscience, Min ne pouvait reprocher à Bayle Domon de ne pas avoir attendu plus longtemps. À dire vrai, il aurait plutôt dû être félicité d’être resté jusque-là…
Dans le port, un seul vaisseau carré ne brûlait pas, même si ses châteaux étaient noircis par des flammes désormais éteintes. Alors que ce bâtiment se dirigeait vers le large, un cavalier apparut au pied des falaises qui entouraient le port. Un cavalier qui chevauchait sur l’eau !
Min en resta bouche bée. Soudain, le cavalier – ou, plutôt, la cavalière – leva son arc aux reflets argentés et l’arma. Un trait d’argent en jaillit, connectant l’arme et le navire. Avec un rugissement qui assourdit Min malgré la distance, les flammes engloutirent de nouveau le gaillard d’avant et des marins s’enfuirent sur le pont.
Min battit des paupières. Quand elle regarda de nouveau dans sa direction, elle ne vit plus la cavalière. Le navire, lui, tentait toujours de gagner la haute mer, mais son équipage devait lutter contre un incendie terrifiant.
La jeune femme s’ébroua et reprit son chemin. En ce jour, elle avait vu trop de choses pour qu’une cavalière avançant sur l’eau la détourne de son objectif très longtemps.
Même si c’était Birgitte avec son arc de légende. Et Artur Aile-de-Faucon. Je l’ai vu, j’en suis sûre !
Devant un des grands bâtiments de pierre, Min s’arrêta, hésitante, tandis que des gens hébétés erraient autour d’elle. Son objectif, justement, était d’entrer dans cette maison. Mais pourquoi ? Se décidant, elle gravit les quelques marches puis ouvrit la porte. Personne ne tenta de l’arrêter. À première vue, les lieux étaient déserts. Les Falmiens étaient presque tous dans les rues, tentant de déterminer s’ils étaient frappés de folie collective.