Bors ne résista pas davantage que ses compagnons.
Un jour prochain, Demi-Humain, le Grand Seigneur des Ténèbres reviendra. Alors, il choisira ses Seigneurs de la Terreur, et tu devras te prosterner devant eux. Oui, il te faudra t’humilier devant des hommes. Devant moi ! Bon sang ! pourquoi ne parles-tu pas ? Cesse de me fixer et parle enfin !
— Votre Maître est là, annonça le Myrddraal, sa voix évoquant le crissement d’une peau de serpent rampant dans la poussière. À terre, vermine humaine ! Rampez, immondes limaces, si vous ne voulez pas que son sombre rayonnement vous aveugle et vous consume !
Révolté par le ton et les propos du monstre, Bors sentit une rage dévorante déferler en lui. Mais l’air ondula au-dessus de la tête du Blafard, et il devint évident qu’il ne parlait pas pour ne rien dire.
C’est impossible ! Impossible !
Déjà étendus à plat ventre, les Trollocs gigotaient sur le sol comme s’ils essayaient de s’y enfouir.
Sans tenter de voir ce que faisaient les autres, Bors se jeta face contre terre, grognant lorsque son visage heurta durement la pierre. Des mots jaillirent de ses lèvres comme une incantation destinée à repousser le danger – c’était bien ça, en réalité, mais face à ce qui menaçait, le charme risquait de plier comme un roseau dans la tempête – et il entendit cent autres voix, tremblantes de peur, réciter les mêmes mots que lui.
— Le Grand Seigneur des Ténèbres est mon maître et je mets à son service jusqu’à l’ultime fil de mon âme…
Dans un recoin obscur de son esprit, une petite voix terrorisée rappela à Bors d’antiques vérités.
Le Ténébreux et tous les Rejetés sont emprisonnés…
Frissonnant, l’homme qui se nommait lui-même Bors tenta de réduire la voix au silence. Il s’était écarté de ce chemin-là depuis si longtemps…
— Mon maître est le seigneur de la mort ! Sans rien demander en retour, je le sers en attendant le jour de son Avènement, certain d’être à ce moment-là récompensé par la vie éternelle.
Emprisonnés dans le mont Shayol Ghul par le Créateur, à l’instant même de la Création… Non, j’ai changé d’allégeance, désormais !
— Car le Fidèle doit être loué dans tout le pays et placé au-dessus du mécréant – supérieur aux têtes couronnées, je servirai pourtant humblement jusqu’au retour de mon maître.
La main du Créateur nous abrite tous et sa Lumière nous protège des Ténèbres… Non, non, j’ai changé d’allégeance !
— Que son Retour vienne vite et que le Berger de la Nuit nous guide, régnant sur le monde pour les siècles des siècles.
Bors acheva sa prière le souffle court, comme s’il venait de courir sur une bonne lieue. Les halètements qui retentissaient autour de lui indiquèrent qu’il n’était pas le seul dans cet état.
— Levez-vous tous ! Levez-vous !
La voix étrangement suave fit sursauter l’homme qui se nommait lui-même Bors. Aucun de ses compagnons n’avait pu parler, car ils étaient toujours prosternés, leur visage masqué plaqué contre la pierre. Pourtant, ce n’était pas le timbre qu’il aurait attendu… Très lentement, Bors leva la tête pour y voir au moins d’un œil.
La silhouette d’un homme en longue tunique rouge sang flottait au-dessus du Myrddraal, l’ourlet du vêtement à environ un pied de la tête du Demi-Humain. Comme les invités, l’apparition était masquée, mais de rouge sang, également. Le Grand Seigneur des Ténèbres se serait-il manifesté devant ses Suppôts sous une forme humaine ? et avec un masque sur le visage ? Cela semblait peu probable, pourtant le Myrddraal tremblait de tous ses membres dans l’ombre écrasante de son maître.
Bors chercha une réponse susceptible de ne pas faire imploser son pauvre cerveau.
Un des Rejetés, peut-être…
Cette hypothèse était à peine moins douloureuse. Pour qu’un Rejeté soit ainsi en liberté, il fallait que l’Avènement soit très proche – terriblement proche, même…
Les Rejetés… Les Rejetés…
Les treize plus grands manipulateurs du Pouvoir de l’Unique, en un Âge où les détenteurs de ce don abondaient, avaient été emprisonnés dans le mont Shayol Ghul où croupissait déjà le Ténébreux. Treize fléaux vivants coupés du reste de l’humanité par le Dragon en personne et ses Cent Compagnons. À cause de la riposte du Père des Mensonges, la moitié masculine de la Source Authentique avait été souillée, plongeant dans la démence tous les Aes Sedai mâles. Maudits jusqu’à la fin des temps, les anciens héros avaient disloqué le monde, éventrant jusqu’aux montagnes dans leur colère aveugle. Avant de mourir, déjà pourris de l’intérieur, ils avaient ainsi mis un terme à l’Âge des Légendes…
Une fin appropriée pour des Aes Sedai, selon Bors. Un épilogue parfait à leur ignoble existence – si seulement les femmes n’avaient pas été épargnées !
Non sans peine, l’homme qui se nommait lui-même Bors repoussa sa panique tout au fond de sa tête, érigeant aussitôt une digue trop solide pour qu’elle puisse la briser. Impossible de faire mieux que ça ! Mais c’était déjà pas mal, puisque aucun de ses compagnons ne s’était redressé, l’immense majorité des invités n’ayant même pas encore eu l’audace de relever un tant soit peu la tête.
— Debout ! répéta l’apparition. Allons, debout, et plus vite que ça !
L’homme en rouge ponctua son ordre d’un geste impérieux des deux mains. Alors qu’il était déjà à genoux, Bors hésita à continuer. Les mains qui faisaient signe aux invités de se lever étaient atrocement brûlées, des crevasses laissant apercevoir une chair presque aussi écarlate que le masque et la tunique du maître.
Le Ténébreux se montrerait-il ainsi ? Ou même un Rejeté ?
Les fentes du masque rouge se rivèrent sur Bors, qui cessa de s’interroger et se releva vivement. De la chaleur semblait se déverser des yeux de l’apparition, comme s’ils avaient été les portes d’un four.
Aussi maladroits et aussi terrifiés que Bors, les autres invités se levèrent les uns après les autres. Quand tous furent debout, la silhouette parla enfin :
— Je suis connu sous bien des noms, mais, pour vous, j’entends m’appeler Ba’alzamon.
Bors serra les mâchoires pour s’empêcher de claquer des dents. Ba’alzamon… En trolloc, ça signifiait le « Cœur des Ténèbres ». Même le pire mécréant n’ignorait pas que c’était, pour les monstres, le nom que portait le Grand Seigneur des Ténèbres.
Celui dont le nom ne devait pas être prononcé, ni même murmuré.
Pas « Shai’tan », non, mais un mot tout aussi interdit. Ba’alzamon.
Pour les hommes et les femmes réunis ici – et pour tous leurs semblables –, souiller ces syllabes en les laissant jaillir d’une gorge humaine était un blasphème.
Bors s’avisa de sa respiration sifflante, sous le masque, puis il entendit qu’il n’était pas le seul à haleter ainsi. Regardant autour de lui, il constata que les serviteurs s’étaient volatilisés – tout comme les Trollocs, bien qu’il ne les eût pas vus sortir.
— L’endroit où vous êtes se niche dans les ombres du mont Shayol Ghul…
Des gémissements ponctuèrent cette révélation. L’homme qui se nommait lui-même Bors n’aurait pas juré que sa voix était absente de ce chœur de lamentations.
Les bras en croix, Ba’alzamon continua sa harangue avec dans la voix quelque chose qui ressemblait fort à de l’ironie :
— N’ayez crainte, le jour de l’Avènement de votre maître est tout proche ! Le Retour est imminent ! Ne saisissez-vous pas que c’est pour ça que je me montre aux privilégiés que vous êtes parmi vos légions de frères et de sœurs ? Bientôt, la Roue du Temps sera brisée. Le Grand Serpent mourra, et, grâce au pouvoir qu’il puisera dans cette fin – celle du temps lui-même –, votre maître remodèlera le monde à son image afin qu’il soit son fidèle reflet tout au long de cet Âge et de tous ceux qui restent à venir. Mes serviteurs les plus fidèles et les plus loyaux, assis à mes pieds au cœur du ciel, parmi les étoiles, régneront alors à tout jamais sur le monde des hommes. C’est ce que j’ai promis, et il en sera ainsi pour l’éternité. Car vous vivrez et exercerez le pouvoir pour l’éternité.