» Les Aes Sedai ont fabriqué ces armes, et il n’y en aura jamais de nouvelles. Quand tout fut terminé, la guerre et l’Âge des Légendes se terminant en même temps, alors que le monde était en ruine, le nombre de morts sans sépulture dépassant de loin celui des vivants – une horde de fugitifs en quête de sécurité, et rien de plus –, tandis que des femmes pleuraient parce qu’elles ne reverraient plus leur mari et leurs fils, les Aes Sedai encore en vie jurèrent de ne plus jamais créer une arme destinée à ôter la vie d’un être humain. Depuis, toutes les Aes Sedai font un jour ce serment, et aucune ne s’y est jamais dérobée. Même les membres de l’Ajah Rouge, qui se soucient pourtant fort peu de ce qui arrive aux hommes.
Avec une moue presque mélancolique – si une telle expression avait figuré dans son répertoire –, le Champion rengaina l’épée du Malkier.
— Une de ces épées, celle d’un simple soldat, est devenue bien plus que cela… En même temps, les lames conçues pour les seigneurs généraux, si dures qu’aucun forgeron ne pouvait les marquer – mais pourtant gravées d’un héron –, furent vite très recherchées.
Rand lâcha l’arme posée sur ses genoux. Voyant qu’elle en tombait, il la rattrapa d’instinct avant qu’elle heurte le sol.
— Vous voulez dire que cette épée est l’œuvre des Aes Sedai ? Je pensais que vous parliez de la vôtre…
— Toutes les épées au héron ne sont pas le fruit du labeur des Aes Sedai. Très peu d’escrimeurs font montre d’assez de talent pour mériter une telle arme, mais même ainsi, il ne reste pas assez d’épées « magiques » pour que chacun d’eux en détienne une. Presque toutes ces lames viennent de la forge d’un maître artisan. Le meilleur acier qu’on puisse trouver, mais cependant forgé par la main d’un homme. En revanche, ton épée, berger, sort de l’ordinaire, et si elle pouvait parler, elle te raconterait quelque trente siècles d’histoire.
— Je ne peux pas échapper aux Aes Sedai, pas vrai ? (Rand posa l’épée devant lui, la tenant en équilibre sur la pointe du fourreau – même après les révélations de Lan, l’arme ne semblait pas différente.) L’œuvre des Aes Sedai, en permanence sur ma hanche…
Peut-être, mais c’est Tam qui me l’a donnée. Mon père m’a offert cette épée !
Mieux valait ne pas trop se demander comment un berger de Deux-Rivières était entré en possession d’une épée au héron. S’aventurer sur ce terrain glissant était trop dangereux, menaçant de le plonger dans un gouffre qu’il refusait d’explorer.
— Veux-tu vraiment partir, berger ? Et, si c’est le cas, je te pose de nouveau la question : que fiches-tu encore ici ? Tu restes à cause de l’épée ? En cinq ans, je pourrais faire de toi un vrai maître escrimeur, te rendant digne de ton arme. Tu as les poignets forts et souples, comme il convient, ton équilibre est prometteur et tu ne fais jamais deux fois la même erreur. Cela dit, je n’ai pas cinq années à te consacrer, et tu ne peux pas t’offrir le luxe d’apprendre pendant si longtemps. Tu n’as même pas un an devant toi, et tu le sais. En l’état actuel des choses, tu ne te transperceras pas le pied avec ta lame, et c’est déjà pas mal. Tu la portes avec l’assurance d’un escrimeur qui la mérite, et les jeunes coqs de village hésiteront à se frotter à toi. Mais tu as toujours donné cette impression, sans avoir besoin de mon aide. Donc, je persiste et signe : pourquoi es-tu encore ici ?
— Mat et Perrin…, marmonna Rand. Ils ne sont pas partis, et je veux rester jusqu’à leur départ. Je ne les verrai plus avant longtemps – et peut-être plus jamais, qui peut le dire ? (Il appuya sa tête contre le mur.) Par le sang et les cendres ! ils se contentent de penser que je suis fou de ne pas rentrer au bercail avec eux… Une moitié du temps, au contraire, Nynaeve me regarde comme si j’avais encore six ans – un petit garçon qui s’est écorché le genou et qu’elle va soulager. L’autre moitié, on dirait qu’elle a un inconnu sous les yeux. Quelqu’un qu’elle risque de vexer si elle le dévisage trop intensément… C’est notre Sage-Dame et, de toute façon, je doute qu’elle ait jamais eu peur de quelque chose, mais… (Il secoua la tête, accablé.) Et Egwene ! Que la Lumière me brûle ! elle sait pourquoi je dois partir mais, chaque fois que je le lui rappelle, elle me fait ses petits yeux, et j’en ai les entrailles nouées… (Il ferma les yeux, pressant contre son front la garde de l’épée, comme s’il pouvait anéantir ainsi les idées qui le torturaient.) Je voudrais… J’aimerais…
— Tu désirerais que les choses soient comme avant, berger ? Ou que la jeune fille vienne avec toi au lieu de partir pour Tar Valon ? Tu crois qu’elle renoncera à devenir une Aes Sedai pour battre la campagne à tes côtés ? Eh bien, si tu lui présentes les choses comme il faut, c’est très possible… L’amour est une source inépuisable de surprises. (Lan sembla soudain terriblement las.) Pour être franc, je ne connais rien de plus déroutant…
— Non…, souffla Rand.
Le Champion avait raison : il s’était surpris à souhaiter qu’Egwene choisisse de l’accompagner. Mais il avait su reprendre ses esprits.
— Non, répéta-t-il d’un ton plus ferme, ouvrant de nouveau les yeux. Si elle me le demandait, je refuserais qu’elle vienne avec moi.
C’était la moindre des choses, pas vrai ? Comment aurait-il pu lui faire ça ?
Mais, si elle le demandait, ce serait tellement agréable, même pendant un bref instant !
— Dès qu’elle croit que j’essaie de lui dicter son comportement, Egwene se montre têtue comme une mule. Mais je peux quand même encore lui épargner un tel destin…
Rand aurait donné cher pour que la jeune fille soit en sécurité à Champ d’Emond. Mais ça n’était plus possible depuis le jour où Moiraine avait déboulé dans le village.
— Et tant pis si elle finit par devenir une Aes Sedai !
Du coin de l’œil, Rand vit le Champion froncer les sourcils – honteux, il rougit jusqu’à la racine des cheveux.
— Et il n’y a rien d’autre ? Tu veux passer le plus de temps possible avec tes amis avant qu’ils s’en aillent ? C’est pour ça que tu traînes les pieds ? Alors que tu sais qui est à tes trousses ?
Furieux, Rand se leva d’un bond.
— D’accord, c’est Moiraine ! C’est à cause d’elle que je suis ici, et elle ne daigne pas m’adresser la parole.
— Tu es encore vivant grâce à elle, berger, rappela Lan.
Mais Rand ne l’écouta pas.
— Elle commence par me dire des choses horribles… (Par exemple que je vais devenir fou et mourir !)… puis elle ne me gratifie même plus de deux mots… Elle se comporte comme si je n’avais pas changé depuis le jour de notre rencontre, et je n’aime pas ça du tout.
— Tu voudrais qu’elle te traite comme elle le devrait, en principe ?
— Non, ce n’est pas ce que je veux dire ! Que la Lumière me brûle ! la moitié du temps je ne sais pas ce que je veux ! Je refuse une chose, j’ai peur de son contraire… Et maintenant, Moiraine est introuvable, comme si elle s’était volatilisée…
— Je t’ai dit qu’elle avait parfois besoin de solitude. Ce n’est pas à toi, ni à quiconque d’autre, de juger ses actes.
— Volatilisée sans dire où elle allait, ni quand elle reviendrait, à supposer qu’elle en ait l’intention. Pourtant, elle doit pouvoir m’aider, Lan. Je suis sûr qu’elle est en mesure de le faire. À condition qu’elle se remontre.
— Elle est revenue, berger… La nuit dernière. Mais je crains qu’elle t’ait déjà tout dit. Réjouis-toi, tu n’as plus rien à apprendre d’elle. (Le Champion sursauta comme si une idée venait de lui traverser l’esprit.) Planté sur tes pieds comme ça, tu n’apprends rien du tout ! C’est l’heure de travailler un peu ton équilibre. Commence par le Héron qui Traverse les Joncs, et finis par Écarter la Soie. N’oublie surtout pas que la Voie du Héron sert uniquement à améliorer l’équilibre d’un escrimeur. En situation de combat, ça te laisse sans défense. Si tu attends que l’adversaire agisse le premier, ça peut te permettre de riposter, mais en aucun cas d’éviter son coup.