— Moiraine doit pouvoir m’aider, Lan… Ce vent n’avait rien de naturel, et je me fiche que nous soyons près de la Flétrissure !
— Le Héron qui Traverse les Joncs, berger ! Et fais attention à tes poignets !
Du sud monta soudain une faible sonnerie de trompette – un son lointain, mais qui devenait un peu plus affirmé à chaque seconde – accompagnée par des roulements de tambour lancinants. Un moment, Lan et Rand se défièrent du regard, puis ils renoncèrent et allèrent ensemble se pencher aux créneaux pour voir ce qui se passait.
La cité étant bâtie sur de hautes collines – la forteresse se dressait bien entendu sur la plus élevée –, le terrain qui entourait le mur d’enceinte, en pente raide où qu’on regarde, formait un obstacle naturel à toutes les tentatives d’invasion. Du haut de la tour, on avait une vue plongeante sur les toits hérissés de cheminées et sur la forêt.
Les joueurs de tambour furent les premiers à émerger des arbres. Une dizaine en tout, qui marchait au pas en rythme avec le mouvement rotatif rapide et régulier de leurs baguettes. Les trompettistes suivaient, leur instrument brillant levé vers le ciel se taisant soudain au terme d’un viril crescendo. À cette distance, Rand ne put pas identifier le grand étendard qui battait au vent derrière eux. Doté d’un œil d’aigle, Lan y parvint et émit un grognement de surprise.
Rand l’interrogea du regard, mais il ne desserra pas les dents, le regard toujours rivé sur la colonne qui émergeait de la forêt. D’abord des cavaliers en armure, puis des femmes également à dos d’équidé, et enfin un palanquin porté par des chevaux – un devant et un derrière –, tous ses rideaux tirés pour dissimuler le passager. D’autres cavaliers l’escortaient, suivis par plusieurs rangs de piquiers – de loin, leurs armes faisaient songer à de longues épines – et un détachement d’archers au carquois rempli de projectiles mortels.
Les trompettes sonnèrent de nouveau. Comme un serpent qui aurait chanté par intermittence, la procession avançait majestueusement vers Fal Dara.
Alors que le vent malmenait l’étendard plus large et plus haut qu’un homme, le poussant résolument d’un côté, Rand parvint enfin à distinguer clairement les emblèmes. Sur un fond de couleurs entrelacées qui n’évoquait rien pour le jeune berger, exactement au milieu, se découpait la forme aisément reconnaissable d’une grande larme blanche.
Rand en eut le souffle coupé.
La Flamme de Tar Valon !
— Ingtar est avec eux, annonça distraitement Lan. De retour de la chasse, enfin… Une très longue absence… Je me demande s’il a fait de bonnes prises.
— Des Aes Sedai…, murmura Rand lorsque des sons consentirent de nouveau à franchir ses lèvres.
Toutes ces femmes, dehors… Moiraine était des leurs, bien entendu, mais il avait voyagé avec elle et, s’il ne lui faisait pas entièrement confiance, la connaître le rassurait un peu. Même si c’était en fin de compte une illusion…
Quoi qu’il en soit, une seule Aes Sedai et une horde d’Aes Sedai n’étaient absolument pas la même chose.
— Pourquoi sont-elles si nombreuses, Lan ? demanda le jeune berger d’une voix tremblante. Que viennent-elles faire avec des tambours, des trompettes et un étendard pour les annoncer ?
Au Shienar, les Aes Sedai étaient respectées par la majorité des gens et redoutées par le reste. En d’autres lieux, Rand le savait, on se contentait de les craindre et on les détestait passionnément. Chez lui, certains hommes parlaient des « sorcières de Tar Valon » avec le mépris et la haine qu’ils réservaient d’habitude au Ténébreux…
Rand tenta de compter les femmes, mais il ne réussit pas, car elles chevauchaient dans le plus grand désordre, discutant entre elles ou avec le mystérieux passager du palanquin.
Le jeune berger frissonna comme en plein hiver. Il avait voyagé avec Moiraine et rencontré une autre Aes Sedai – en soi, c’était suffisant pour qu’il puisse se vanter d’en savoir long sur le monde. Alors que les habitants de Deux-Rivières s’exilaient rarement – voire jamais –, il avait franchi le pas et vu des choses dont personne, sur son territoire natal, ne soupçonnait l’existence. Pareillement, il avait accompli des actes dont nul n’aurait osé seulement rêver à Champ d’Emond et dans les autres villages. Parmi ses « exploits », il avait parlé à la Fille-Héritière d’Andor, vu en chair et en os une reine, fait face à un Myrddraal et arpenté les Chemins des Ogiers. Mais rien de tout ça ne l’avait préparé à ce terrible moment.
— Pourquoi sont-elles si nombreuses ? répéta-t-il.
— Parce que la Chaire d’Amyrlin est dans le palanquin…, répondit Lan, toujours aussi impassible. Ta formation est terminée, berger.
Le Champion marqua une pause et Rand crut voir passer de la compassion dans son regard. Une illusion d’optique, sans nul doute…
— Il aurait mieux valu que tu sois parti la semaine dernière…
Sur ces mots, Lan ramassa sa chemise et entreprit de descendre l’échelle qui conduisait à l’intérieur de la tour.
La bouche de plus en plus sèche, Rand regarda la colonne comme s’il s’agissait vraiment d’un serpent – et venimeux, par-dessus le marché ! Le son des trompettes et des tambours lui transperçait les tympans. La Chaire d’Amyrlin, suprême dirigeante des Aes Sedai…
Et elle vient pour moi.
Hélas, il n’y avait pas d’autre explication…
Ces femmes étaient en mesure de l’aider, il en était sûr. Elles détenaient des connaissances qui pouvaient lui être utiles. À condition qu’il ose les interroger, ce qu’il ne ferait pas, parce qu’elles étaient sûrement là pour l’apaiser.
Et, si ce n’est pas le cas, ça ne me rassure pas pour autant. Bon sang ! j’ignore ce qui m’effraie le plus !
— Je ne voulais pas canaliser le Pouvoir, murmura-t-il. C’était un accident ! Au nom de la Lumière ! je ne veux rien avoir affaire avec la Source et tout ce qui s’ensuit. Je jure de ne plus recommencer. Oui, c’est promis !
Rand s’avisa soudain que la colonne était en train de franchir les portes de la ville. Sous les assauts du vent, sa sueur semblait geler et la sonnerie des trompettes paraissait retentir près de ses oreilles comme un rire sournois.
À présent, il captait dans l’air l’odeur d’une tombe fraîchement ouverte.
La mienne, si je reste planté ici.
Rand s’empara de sa chemise, dévala l’échelle et se mit à courir comme s’il avait le Ténébreux à ses trousses.
2
Bienvenue
L’arrivée imminente de la Chaire d’Amyrlin mettait en ébullition la forteresse de Fal Dara. Dans les couloirs parcimonieusement décorés de tapisseries très sobres et de paravents peints, les serviteurs en tenue noir et or s’agitaient comme des abeilles dans une ruche. Alors que certains s’occupaient de préparer les chambres, d’autres couraient d’une cuisine à l’autre afin de distribuer des instructions très précises. Avec un bel ensemble, tous marmonnaient que rien ne serait prêt – mais comment aurait-il pu en être autrement, alors qu’on avait omis de leur annoncer la venue d’une si noble visiteuse ? Les guerriers au crâne rasé, à part un court toupet tenu par une lanière de cuir, ne s’abaissaient pas à courir, mais leur visage et leur démarche trahissaient une excitation qu’ils réservaient d’ordinaire au champ de bataille.