Выбрать главу

Une fois le tour du billot accompli, je regardai l’alcade ; il se demandait visiblement dans quel délai on devait procéder en de telles occasions, mais finit cependant par me donner le signal.

Morwenna murmura : « Est-ce que ce sera bientôt fini ?

— C’est déjà presque terminé. » Je l’avais fait asseoir sur le billot et étais en train de ramasser mon épée. « Fermez les yeux. Et essayez de vous souvenir que presque tous ceux qui ont vécu sont morts, le Conciliateur compris, qui se relèvera une seconde fois à l’arrivée du Nouveau Soleil. »

Ses paupières pâles aux longs cils s’abaissèrent, et elle ne vit pas la lame que je tenais dressée. Les éclats de lumière qu’elle lançait avaient fait taire à nouveau la foule, et quand le silence fut complet, je l’abattis à plat sur ses cuisses. Dominant le bruit sourd du choc, on put entendre très clairement le craquement sec de ses fémurs qui se brisaient, aussi clairement que le droite-gauche vainqueur d’un boxeur. Malgré l’impact, Morwenna resta immobile sur le billot et, bien qu’évanouie, ne tomba pas ; je profitai de cela pour reculer d’un pas et lui trancher la tête de ce coup horizontal et porté en douceur si difficile à maîtriser, comparé à celui donné de haut en bas.

Pour être franc, ce ne fut que lorsque je vis jaillir les flots de sang et entendis le son mat de la tête frappant les planches que je sus que j’avais réussi. Sans m’en douter, j’avais été aussi nerveux que l’alcade.

Le moment était venu où, toujours selon la tradition, on est autorisé à abandonner l’attitude guindée et officielle de la guilde. J’avais envie de rire et de faire des entrechats ; l’alcade était en train de me secouer par les épaules tout en débitant des discours incohérents comme j’aurais voulu le faire moi-même – je n’arrivais pas à entendre ce qu’il disait, mais ce ne pouvait être que de joyeuses divagations. L’épée haut levée d’une main, la tête de ma victime tenue par les cheveux de l’autre, je me mis à parader sur l’échafaud. Mais cette fois je ne me contentai pas d’un tour ; j’en fis deux, trois, quatre… Une légère brise s’était levée qui constella mon masque, mon bras et ma poitrine nue de gouttelettes écarlates. La foule me lançait ses inévitables plaisanteries : « Vas-tu faire le même genre de coupe de cheveux à ma femme (à mon mari) ? » « Quand tu en auras terminé, je prendrai bien une livre de saucisse ! » « Est-ce que je peux avoir le chapeau de la dame ? »

Je riais à leurs quolibets, et feignais de lancer la tête dans la foule, lorsque quelqu’un me saisit par la cheville. Il s’agissait d’Eusébia, et avant qu’elle eût ouvert la bouche, je sus qu’elle éprouvait cette même compulsion à parler que j’avais souvent observée chez nos clients de la tour Matachine. Ses yeux brillaient d’excitation, et l’effort qu’elle faisait pour attirer mon attention était tel que son visage en était tout déformé et qu’elle paraissait à la fois plus jeune et plus vieille qu’auparavant. Je ne pus distinguer ce qu’elle me criait, et me penchai vers elle pour comprendre.

« Innocente ! Elle était innocente ! »

Ce n’était certes pas le moment de lui expliquer que ce n’était pas moi qui avais jugé Morwenna, et je me contentai d’acquiescer de la tête.

« Elle m’a pris Stachys ! Elle me l’a volé ! Et maintenant, elle est morte. Tu comprends ? Bien sûr, elle était innocente, mais je suis tellement contente ! »

Je hochai de nouveau la tête et entrepris un ultime tour d’échafaud, brandissant toujours la tête à bout de bras.

« C’est moi qui l’ai tuée, et non toi ! hurla Eusébia.

— Comme tu voudras, lui lançai-je en retour.

— Innocente ! Je la connaissais bien – c’était la prudence même. Elle avait certainement mis quelque chose de côté – comme du poison pour elle. Elle aurait très bien pu mourir avant que tu n’en finisses ! »

Héthor la saisit à ce moment-là par le bras et, me montrant du doigt, s’écria : « Mon maître, mon maître à moi !

— C’est donc quelqu’un d’autre… À moins que la maladie…»

Je criai : « Au seul Démiurge appartient la justice parfaite ! »

La foule continuait à manifester bruyamment, mais la rumeur avait cependant baissé d’un cran.

« N’empêche, elle m’avait volé mon Stachys, et maintenant, elle n’est plus là. » Puis, plus fort que jamais, « Elle a disparu, c’est merveilleux ! » Et sur ces mots, Eusébia plongea le visage dans son bouquet, comme pour s’enivrer le plus possible du parfum entêtant des roses. Je laissai tomber la tête dans le panier qui l’attendait, et essuyai ma lame à l’aide d’un morceau de chiffon rouge que Jonas m’avait préparé. Lorsque je remarquai à nouveau Eusébia, elle gisait sans vie, au milieu d’un cercle de badauds.

Sur le moment, je ne me posai guère de questions et supposai simplement que son cœur avait lâché au cours de son accès de joie furieuse. Un peu plus tard, vers la fin de l’après-midi, l’alcade fit examiner le bouquet par un apothicaire, qui, parmi les pétales, trouva répandu un poison aussi fort que subtil, qu’il ne put identifier. J’imagine que Morwenna avait dû le tenir caché dans sa main quand elle gravit l’échafaud, et le jeter dans le bouquet lorsque Eusébia le lui avait tendu, au moment où je lui avais fait faire le tour de la plate-forme après l’avoir marquée.

Permets-moi de faire ici une halte, lecteur, et de te parler comme un esprit peut parler à un autre, alors que des millions d’années nous séparent peut-être. Bien que tout ce que j’ai écrit jusqu’ici – et qui va du portail fermé de la nécropole à la foire de Saltus – couvre l’essentiel de ma vie adulte, et que ce qui reste à rapporter ne concerne que quelques mois, j’ai le sentiment d’être loin d’avoir raconté seulement la moitié de ce que j’avais à dire. Pour éviter d’en arriver à remplir une bibliothèque aussi grande que celle de maître Oultan, je te le dis sans détour, beaucoup de choses seront passées sous silence. J’ai fait le récit de l’exécution du frère jumeau d’Aghia, Agilus, à cause de son importance dans mon destin, et celui de la mort de Morwenna du fait des circonstances inhabituelles dont elle a été entourée. Je ne rapporterai dorénavant aucun des supplices que j’ai infligés par la suite, sauf s’ils présentent un intérêt particulier pour mon histoire. Que ceux qui se délectent du récit de la mort et des souffrances des autres le sachent : ils risquent d’être déçus. Qu’il me suffise de dire que j’accomplis sur le voleur de bétail les supplices qui avaient été ordonnés, et qui se terminèrent par son exécution. À l’avenir, quand je raconterai mes voyages, il te faudra comprendre que j’ai pratiqué les mystères de notre guilde, chaque fois que l’occasion s’en est présentée et était de quelque profit, même si je ne donne pas le détail des circonstances.

5. La limite

Ce soir-là, Jonas et moi dînâmes seuls dans notre chambre. J’avais certes trouvé qu’il était très agréable d’être une vedette pour la foule, et connu de tout un chacun ; mais la popularité est également pesante, et au bout d’un moment on finit par en avoir assez de répondre toujours aux mêmes questions stupides et d’être obligé de décliner le plus poliment possible les multiples invitations à boire quelque chose.