On pouvait accéder autrefois à l’entrée de la grotte, ou de la mine, grâce à une passerelle de bois ; mais cela faisait maintenant bien longtemps qu’elle avait dû finir de pourrir. Au premier abord, dans la faible lumière du clair de lune, l’escalade m’apparut impossible ; mais je découvris quelques bonnes prises pour les pieds dans la vieille paroi et pus grimper le long de la cascade.
Mes mains tâtonnaient déjà dans l’ouverture de la grotte, lorsque j’entendis ou crus entendre un son en provenance du défilé en dessous ; je m’immobilisai, tournant la tête pour scruter l’ombre. Tout autre bruit qu’un appel de trompe ou une explosion aurait été noyé par le grondement de l’eau, et c’est ce qui s’était produit ; j’étais néanmoins convaincu d’avoir perçu quelque chose – le claquement d’une pierre tombant sur une autre pierre, ou le « plouf » d’un gros objet tombant dans l’eau.
Tout paraissait calme et paisible dans l’étroite gorge. Puis je vis au loin mon destrier bouger, et, pendant un bref instant, sa tête pleine de fierté, les oreilles dressées et tournées vers l’avant, apparut dans la lumière. Je conclus alors que ce que je venais d’entendre n’était rien d’autre que le fer de son sabot sonnant contre un rocher, le fait d’être attaché très court le rendant nerveux. Je me glissai dans l’entrée obscure d’un seul rétablissement, geste qui, comme je l’appris plus tard, me sauva la vie.
Un homme de bon sens, sachant comme c’était mon cas qu’il allait lui falloir pénétrer dans un endroit semblable, se serait muni d’une lanterne et d’une bonne réserve de bougies. Mais j’avais été mis hors de moi à l’idée que Thècle était encore vivante, et je n’avais rien pour m’éclairer. C’est pourquoi je dus m’avancer à tâtons dans l’obscurité, et, au bout de l’équivalent d’une douzaine de pas, il n’y avait plus le moindre reflet de lune pour me guider. J’étais en train de patauger dans le courant et me remis à marcher comme lorsque j’avais tiré le destrier derrière moi. J’avais jeté Terminus Est sur mon épaule gauche, sans craindre d’en mouiller l’extrémité, car le plafond était tellement bas qu’il me fallait marcher plié en deux. J’avançai ainsi longtemps, redoutant constamment de m’être trompé et que Thècle ne m’attende en vain en un autre endroit.
6. Lumière bleue
Je finis par m’habituer tellement à la chanson de l’eau glacée que, si on me l’avait demandé, j’aurais répondu être en train de marcher en silence ; mais ce n’était pas le cas, et lorsque, tout d’un coup, mon étroit tunnel laissa la place à une vaste salle tout aussi obscure, je le sus immédiatement par le changement de timbre de la musique du courant. Je fis un pas, puis un autre, et relevai prudemment la tête ; mais il n’y avait aucune pierre rugueuse à laquelle se cogner. Je tendis un bras en hauteur : rien. Saisissant Terminus Est par son pommeau d’onyx, je l’agitai dans tous les sens, encore sous la protection de son fourreau : toujours rien.
Je fis alors quelque chose que vous, qui lisez ces mémoires, ne manquerez pas de trouver ridicule, même si vous n’avez pas oublié l’avertissement que j’avais reçu, disant que des gardes risquaient de se trouver dans la mine, mais qu’ils étaient au courant et ne me feraient pas de mal. J’appelai Thècle par son nom.
L’écho seul me répondit : « Thècle… Thècle… Thècle…»
À nouveau, tout fut silencieux.
Je me souvins m’être alors dit qu’il me fallait suivre le cours d’eau jusqu’à ce que je trouve le point où il sourdait du rocher, ce que je n’avais pas encore fait. Mais peut-être empruntait-il plusieurs galeries différentes, tout comme il passait par différentes combes à l’extérieur. Je repris ma marche en pataugeant, tâtant mon chemin du pied à chaque pas, de crainte de tomber inopinément.
Au bout de cinq enjambées à peine, j’entendis quelque chose, un bruit encore lointain mais distinct, que ne masquait pas le murmure de l’eau coulant ici plus paresseusement. Cinq enjambées de plus, et je vis de la lumière.
Il ne s’agissait pas du reflet émeraude qui nous provient des légendaires forêts de la lune, non plus que d’une lumière que des gardes pussent transporter – la flamme écarlate d’une torche, le rayonnement doré d’une chandelle, ou encore le faisceau blanc éclatant que j’avais eu parfois l’occasion d’apercevoir, lorsque, de nuit, les atmoptères de l’Autarque survolaient la Citadelle – non ; on aurait plutôt dit une brume lumineuse, donnant l’impression d’être incolore à certains moments, et d’un vert jaunâtre sale à d’autres. Il était impossible d’évaluer la distance à laquelle elle se trouvait, et elle semblait ne pas avoir de forme. Elle me parut clignoter pendant un moment, et moi, toujours pataugeant dans le lit du ruisseau, je me précipitai dans sa direction. Une deuxième lumière apparut alors à côté de la première.
Il m’est encore difficile de me concentrer sur les événements qui se produisirent au cours des minutes suivantes. Peut-être chacun a-t-il, dans son subconscient, certains moments d’horreur bien cachés, tout comme il en existe dans les oubliettes aux plus profonds niveaux habités, où sont détenus ceux qui ont depuis longtemps perdu la raison, ou dont la forme de conscience a perdu toute humanité. Comme eux, ces souvenirs hurlent et frappent les murs de leurs chaînes, mais il est bien rare qu’on les laisse remonter à la lumière.
Ce que j’ai vécu sous cette colline est resté en moi, comme ces pauvres âmes au fond de la tour : c’est quelque chose que j’ai tenté d’enfermer dans les replis les plus lointains de mon cerveau, mais dont je prends conscience de temps en temps. (Il y a peu, alors que le Samrhou se trouvait encore dans l’embouchure du Gyoll, je regardai, de nuit, par-dessus le plat-bord ; et chaque rame qui plongeait dans l’eau me parut être un foyer de phosphorescence. Pendant un instant, je m’imaginai que les êtres de dessous la colline étaient enfin venus me chercher. Ils sont à mes ordres, désormais, mais cette pensée ne me réconforte guère.)
Donc, une deuxième lumière vint rejoindre la première, puis une troisième et une quatrième ; je continuai d’avancer. Il y en eut bientôt beaucoup trop pour pouvoir les compter, mais, ignorant tout de leur nature, leur vue me rassurait et m’encourageait, il faut l’avouer. J’imaginai que chacune d’entre elles était l’extrémité d’une torche d’un genre qui m’était inconnu, tenue par l’un des gardes mentionnés dans la lettre. Ayant encore avancé d’une douzaine de pas, je vis les différents points lumineux s’organiser en un schéma, et que ce schéma affectait la forme d’une pointe de lance ou de flèche tournée dans ma direction. J’entendis alors, bien que faiblement, un grondement semblable à celui que nous avions coutume d’entendre monter de la tour de l’Ours, au moment où l’on nourrissait les bêtes. J’ai la conviction qu’à cet instant-là, j’aurais encore eu le temps de m’échapper, si j’avais fait immédiatement demi-tour et pris la fuite.
Mais je n’en fis rien. Le grondement s’amplifia – mais il n’avait rien à voir avec des cris d’animaux, ni avec les hurlements d’une foule déchaînée. Je vis que les points lumineux n’étaient pas sans formes, comme je l’avais tout d’abord cru. Ils ressemblaient plutôt à cette figure ornementale qu’en art on appelle une étoile – une étoile dotée de cinq pointes inégales.
Ce n’est qu’à ce moment-là que je m’arrêtai, mais il était déjà bien trop tard.