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Comme j’avais la bouche pleine, j’acquiesçai d’un hochement de tête.

« Bon, c’est entendu. Trois suffiront-ils ? Êtes-vous à votre aise, vous et l’autre sieur ? »

J’étais sur le point de lui répondre que j’aurais préféré disposer de chambres séparées (non pas que j’eusse pris Jonas pour un voleur : mais la Griffe représentait une tentation beaucoup trop forte pour qui que ce fût, et en outre, je n’avais pas l’habitude de partager une chambre), mais il me vint à l’esprit que mon compagnon risquait de ne pas être en mesure de payer pour une chambre seule.

« Serez-vous sur les lieux aujourd’hui, Sieur ? Au moment où ils abattront le mur ? Un simple maçon aurait pu suffire à dégager les moellons, mais on a entendu Barnoch se déplacer à l’intérieur, et il peut encore lui rester quelques forces. Peut-être même a-t-il trouvé une arme ; de toute façon, il pourrait au moins mordre les doigts du maçon, à défaut d’autre chose !

— Je n’y assisterai pas officiellement, j’essaierai cependant d’être présent, si je peux.

— Tout le monde viendra. » Le nabot se frotta les mains, qui glissèrent l’une contre l’autre comme si elles avaient été huilées. « Il va y avoir une foire, comprenez-vous ; l’alcade l’a annoncé. Il a vraiment le sens des affaires, notre alcade. Prenez un individu quelconque ; s’il vous voit ici, dans mon établissement, eh bien, il n’en pensera rien, sinon que c’est vous qui allez mettre fin à l’existence de Morwenna. Mais pas lui ! Il sent les choses ; il devine les possibilités d’en tirer parti. Vous pouvez être sûr qu’il lui a suffi d’un clin d’œil pour imaginer toute la foire, avec ses tentes, ses étamines colorées, ses méchouis et sa barbe à papa – bref, tout ce qu’il faut. Le programme d’aujourd’hui ? Eh bien, nous commençons par rompre les scellés de la maison ; puis nous en extirpons Barnoch comme un blaireau – cela va réchauffer l’atmosphère et attirer les gens de plusieurs lieues à la ronde. Ensuite, nous vous regarderons vous occuper de Morwenna et de ce rustaud. Demain, ce sera le tour de Barnoch – c’est bien par les fers rouges que vous commencez d’habitude, n’est-ce pas ? Tout le monde voudra voir ça. Vous l’achèverez le jour suivant, et on démontera les tentes. Il ne faut jamais les laisser traîner trop longtemps une fois qu’ils sont sans le sou, car c’est à ce moment-là qu’éclatent les bagarres et les histoires. Tout est parfaitement organisé, tout est bien pensé ! Ça, c’est un alcade…»

Je sortis de nouveau après le petit déjeuner, et vis les rêves enchantés de l’alcade prendre forme. Les gens de la campagne arrivaient en foule dans le village, avec des fruits, des animaux ou des balles de tissu artisanal ; parmi eux, se trouvaient quelques autochtones venus négocier des peaux et des fourrures, ou proposer des brochettes d’oiseaux noir et vert tués à la cerbatane. Je me mis à regretter de ne pas avoir pris le manteau marron que m’avait vendu le frère d’Aghia, car ma cape de fuligine attirait désagréablement l’attention. Je m’apprêtais à faire une nouvelle fois demi-tour, lorsque j’entendis marcher au pas cadencé – un bruit familier, après toutes les relèves de la garde dont j’avais été témoin à la Citadelle, mais que je n’avais plus remarqué depuis que je l’avais quittée.

Le troupeau de bétail que j’avais regardé passer plus tôt ce matin s’était dirigé vers le fleuve, afin d’embarquer sur des barges pour atteindre directement les abattoirs de Nessus. Les soldats remontaient la rue, venant du bord de l’eau. Avaient-ils débarqué dans le but de faire une marche d’endurance, parce que leurs embarcations étaient requises en un autre endroit, ou parce que leur destination était très à l’écart du Gyoll, je n’avais aucun moyen de le savoir. J’entendis hurler l’ordre d’entonner un chant, au moment où la troupe s’approchait du gros de la foule, et presque en même temps le sifflement des verges des vingtainiers, accompagnés des cris des malheureux qui avaient été touchés.

Les hommes étaient des kelaus, armés de frondes dont les manches faisaient deux coudées, et portant des sacoches de cuir peint lestées de boulettes incendiaires. Bien peu me parurent plus âgés que moi, et la plupart me semblèrent plus jeunes ; toutefois, leurs brigandines dorées, leurs ceinturons ouvragés et le fourreau de leurs braquemarts attestaient leur appartenance au corps d’élite des érentaïres. Leur chanson ne parlait ni de guerre ni de femmes, comme le font la plupart des airs militaires, mais c’était une véritable chanson de frondeurs. Voici du moins ce que j’en ai entendu ce jour-là :

Quand j’étais gamin, ma mère disait,

Sèche tes larmes et va te coucher ;

Je sais que mon fils voyagera loin,

Car il est né sous une étoile filante.

Quelques années plus tard, mon père disait,

Me tirant les cheveux et me cognant la tête,

Ils ne pleurent pas pour une écorchure,

Ceux qui sont nés sous une étoile filante.

J’ai rencontré un mage qui m’a dit,

Je vois ton avenir en rouge,

Le feu, l’émeute, les embuscades et la guerre,

Pour celui qui est né sous une étoile filante.

J’ai rencontré un berger qui m’a dit,

Nous les moutons allons où on nous mène,

À la porte de l’Aube où se tiennent les anges,

En suivant l’étoile filante.

La chanson se poursuivait ainsi, couplet après couplet, certains me paraissant mystérieux, d’autres simplement comiques, d’autres enfin faits de vers mis ensemble uniquement pour la rime ; et ils les reprenaient sans fin.

« Beau spectacle, vous ne trouvez pas ? » C’était l’aubergiste, dont le crâne luisant m’arrivait à l’épaule. « Ils viennent du Sud ; remarquez tous ces cheveux blonds, et leur peau tachée de son. Ils ont l’habitude du froid, dans leur coin, ce qui vaut mieux pour eux, quand ils seront dans les montagnes. Malgré tout, leur chanson donne presque envie de s’enrôler. Combien sont-ils d’après vous ? »

Les mules de bât venaient juste de faire leur apparition, chargées de rations, et les soldats les aiguillonnaient de la pointe de leur épée. « Oh, deux mille, deux mille cinq cents, peut-être.

— Merci, Sieur ; ça m’amuse de le noter. Vous ne sauriez croire combien j’en ai vu s’engager sur cette route ; mais il y en a bien peu qui reviennent, bien peu. Enfin, c’est la guerre, je suppose. J’essaie de me rassurer en me disant qu’ils doivent encore se trouver là-bas – je veux dire, à leur destination – mais je sais, et vous le savez aussi, qu’il y en a beaucoup qui y sont restés… Et malgré tout, leur chant donne envie de se joindre à eux. »

Je lui demandai s’il avait entendu parler récemment de la guerre.

« Oh ! oui, Sieur. Cela fait des années maintenant que je suis les événements, bien que toutes les batailles qui ont eu lieu ne semblent pas avoir changé grand-chose, si vous voyez ce que je veux dire. L’ennemi ne paraît pas se rapprocher beaucoup de nous, ni non plus être repoussé par nos troupes. J’ai toujours pensé que notre autarque et le leur se sont entendus entre eux ; ils ont choisi un endroit contesté, se battent et rentrent ensuite chez eux. Ma femme, qui est un peu innocente, ne croit même pas qu’il y ait une guerre. »

La foule s’était refermée derrière la dernière mule de bât, et se faisait de plus en plus dense tandis que nous échangions ces réflexions. Très affairés, des hommes dressaient des éventaires et des baraques, qui, en rétrécissant la chaussée libre, rendaient la presse encore plus compacte. Des masques à foison, perchés sur de hauts poteaux, semblaient avoir jailli du sol comme des arbres.