« Mais où votre femme croit-elle donc que vont les soldats, dans ce cas ? demandai-je à l’aubergiste.
— À la recherche de Vodalus – c’est ce qu’elle raconte. Comme si l’Autarque, dont les mains ruissellent d’or et dont les ennemis embrassent les talons, allait envoyer toute une armée pour attraper un bandit ! »
C’est à peine si j’entendis un mot après qu’il eut prononcé le nom de Vodalus.
Je donnerais volontiers tout ce que je possède de plus cher pour devenir comme l’un d’entre vous, qui vous plaignez chaque jour de votre mauvaise mémoire. La mienne n’oublie rien. Tous mes souvenirs y restent, aussi nets et précis qu’au moment où je les ai vécus ; et si je les évoque, ils me submergent complètement.
Je crois m’être à ce moment-là détourné de l’aubergiste, et avoir erré au hasard dans la foule paysanne, sans prendre garde à la bousculade ni prêter attention aux bonimenteurs ; je ne vis plus rien. En fait, j’avais l’impression de fouler les sentiers faits d’ossements écrasés de la nécropole, et j’aperçus à travers les lambeaux de brume qui s’élevaient de la rivière, la silhouette élancée de Vodalus au moment où il donnait son pistolet à sa maîtresse et tirait son épée. Mais aujourd’hui (comme il est triste de devenir adulte !), j’étais surtout frappé par l’extravagance de son geste. Celui qui avait proclamé, dans des centaines de pamphlets clandestins, se battre pour un retour aux anciennes traditions, à l’extraordinaire civilisation que Teur avait perdue, celui-là même avait dédaigné les armes de la civilisation en question.
Si mes souvenirs du passé demeurent exacts, peut-être est-ce seulement parce que le passé n’existe que dans nos mémoires. Vodalus qui, comme moi, souhaitait voir renaître ce passé, appartenait quant à lui au présent ; c’est notre impardonnable péché que notre incapacité à être autre chose que ce que nous sommes.
Il ne fait aucun doute que si, comme vous, j’avais été doué de la faculté d’oubli, je l’aurais rejeté dans le passé, en ce matin où je jouais des coudes au milieu de la foule ; ainsi, d’une certaine manière, j’aurais échappé à cette mort au cœur même de la vie qui m’étreint alors que précisément j’écris ces mots. Ou peut-être n’y aurais-je pas échappé, après tout. Oui, cela me paraît plus vraisemblable. De toute façon, ces anciens souvenirs rappelés à la vie étaient trop forts et trop chargés d’émotions, j’étais prisonnier de l’admiration que j’avais autrefois éprouvée, comme une mouche l’est de la parcelle d’ambre issue d’un pin depuis longtemps disparu.
2. L’homme enfermé dans le noir
La maison du brigand ne se distinguait en rien des habitations ordinaires du village. Elle était bâtie de ces pierres concassées qui proviennent des mines, et ne possédait qu’un rez-de-chaussée surmonté d’un toit plat d’apparence solide, en lauzes du même matériau. La porte, ainsi que l’unique fenêtre que je pouvais voir depuis la rue, avaient été grossièrement murées. Une centaine de badauds, environ, des gens venus pour la foire, attendaient devant la maison et la montraient du doigt tout en parlant ; mais aucun son ne provenait de l’intérieur de la demeure, et aucune fumée ne sortait de la cheminée.
« Cette façon de procéder est-elle courante par ici ? demandai-je à Jonas.
— Elle est traditionnelle. Sans doute connais-tu le proverbe qui dit qu’une légende, un mensonge ou une simple vraisemblance suffisent à créer une tradition ?
— Il me semble pourtant qu’il serait assez facile de s’échapper. Il pourrait faire un trou dans la fenêtre, voire dans le mur, pendant la nuit ; ou encore creuser un tunnel. Et, bien entendu, s’il s’était attendu à subir cette peine – or, elle est courante, et s’il est exact qu’il ait espionné pour le compte de Vodalus, il devait s’y attendre –, il aurait tout aussi bien pu se constituer une réserve d’outils, de nourriture et de boisson. »
Jonas secoua la tête. « Avant que ne soient murées toutes les ouvertures, on passe la maison au peigne fin et on emporte tout ce qui ressemble à un outil ou une bougie, et toute la nourriture, sans parler de tout ce qui peut présenter une certaine valeur. »
Une voix puissante s’éleva : « Nous nous piquons de ne pas manquer de bon sens, et c’est exactement ce que nous faisons, en effet. » C’était l’alcade, qui s’était glissé jusque derrière nous dans la foule sans que nous le remarquions. Nous lui souhaitâmes le bonjour, et il nous rendit la politesse. Robuste et bâti en force, il présentait un visage ouvert, gâté par l’expression vaguement rusée de ses yeux. « Il me semblait bien vous avoir reconnu, maître Sévérian, en dépit de ces habits brillants. Sont-ils neufs ? On le dirait… S’ils ne vous satisfont pas, n’hésitez pas à m’en parler. Nous nous efforçons de ne laisser venir que d’honnêtes commerçants lors de nos foires ; c’est ainsi que se font les bonnes affaires. Si l’un d’entre eux vous a escroqué, quel qu’il soit, nous le jetterons à la rivière, je vous le garantis. En en noyant ainsi un ou deux par an, on empêche les autres de se croire tout permis. »
Il s’arrêta et fit un pas en arrière afin de mieux m’examiner, hochant la tête comme s’il était fort impressionné. « Ils vous vont bien, et vous donnent fière allure. Vous avez également une belle tête, si ce n’est que vous êtes peut-être un petit peu trop pâle ; mais notre climat du nord se chargera de vous donner rapidement des couleurs. De toute façon, ils vous vont très bien et tombent parfaitement. Si l’on vous demande où vous vous les êtes procurés, vous pouvez toujours répondre que c’est à la foire de Saltus. Cela ne vous engage à rien. »
Je promis de faire ainsi, mais je me sentais bien plus préoccupé par la sécurité de Terminus Est, que j’avais laissée cachée dans notre chambre de l’auberge, que par mon apparence extérieure ou la solidité des vêtements que je venais d’acheter à un fripier.
« Vous êtes sans doute venu avec votre assistant pour voir comment nous allons faire sortir le mécréant, j’imagine ? Ce sera chose faite dès que Mesmin et Sebald auront apporté la poutre. Un bélier, comme nous disons officiellement dans le rapport, mais je crains bien qu’il ne s’agisse en réalité que d’un vulgaire tronc d’arbre – et encore pas tellement gros ; sans quoi la municipalité aurait dû engager des hommes en renfort et les payer pour le manœuvrer. Je pense cependant qu’il sera suffisant… J’imagine que vous n’avez jamais entendu parler de l’affaire qui s’est déroulée ici, il y a quelque dix-huit ans de cela ? »
Jonas et moi secouâmes la tête négativement.
L’alcade prit la pose, bombant le torse comme un politicien qui s’apprête à faire un petit laïus de plus de deux ou trois phrases. « Je m’en souviens parfaitement bien, et pourtant je n’étais alors qu’un adolescent. Il s’agissait d’une femme ; j’ai oublié son nom, mais nous l’avions surnommée la mère Pyrexia. Elle fut emmurée de la même façon que dans le cas présent, car à peu de chose près c’est la même équipe qui a fait le travail, et leurs méthodes n’ont guère évolué. Mais cela se passait à la fin de l’été, et non au début, à l’époque où l’on ramasse les pommes ; je me rappelle ce détail, car il y avait des gens dans l’assistance qui buvaient du cidre nouveau, et on m’avait donné une pomme toute fraîche à croquer tandis que je regardais.
« L’année suivante, au moment de la moisson, quelqu’un voulut acheter la maison. Les immeubles deviennent la propriété de la ville, comprenez-vous. C’est comme cela que nous finançons les travaux ; l’entrepreneur chargé de murer récupère tout ce qu’il trouve à l’intérieur, et la ville garde la maison et le terrain.