« Bref, on décida donc de tailler un bélier, et la porte fut enfoncée fort proprement ; nous pensions que nous n’aurions qu’à balayer les cendres de la vieille femme avant de céder l’endroit à son nouveau propriétaire. » L’alcade fit une pause et se mit à rire, la tête rejetée en arrière. Mais ce rire avait quelque chose de fantomatique, peut-être simplement parce qu’il se confondait avec le tapage mené par la foule autour et paraissait silencieux.
Je demandai : « N’était-elle pas morte ?
— Tout dépend de ce que vous entendez par là. Je dirai simplement ceci : une femme restée assez longtemps enfermée dans le noir peut devenir quelque chose de tout à fait étrange, tout comme sont étranges ces choses que l’on trouve dans le bois pourri, au plus profond des forêts de haute futaie. La plupart des gens de Saltus sont des mineurs et sont habitués à rencontrer des bizarreries souterraines ; mais ils ont tourné les talons et sont revenus avec des torches. La chose n’aimait ni la lumière ni le feu. »
Me touchant à l’épaule, Jonas m’indiqua un remous qui se formait dans la foule ; un petit groupe d’hommes, l’air de savoir où ils allaient, avançaient laborieusement au milieu de la rue. Aucun ne portait de casque ou de braconnière, mais certains d’entre eux tenaient à la main une javeline à pointe étroite, les autres un bâton renforcé d’une bande de laiton. Cette petite troupe me rappela irrésistiblement les volontaires de la nécropole qui, il y avait si longtemps, nous avaient laissés entrer dans le cimetière, Drotte, Roche, Eata et moi-même. Derrière la brigade en armes venaient quatre hommes transportant le tronc d’arbre dont l’alcade venait de nous parler, et qui n’était en effet qu’une grume grossière, de deux empans de large pour six coudées de long.
Ils furent accueillis par un grand soupir dans la foule, qui ne tarda pas à laisser la place à des commentaires plus bruyants et à des cris d’encouragement. L’alcade nous laissa pour aller prendre la direction des opérations, commençant par ordonner à la garde de faire dégager un espace devant la porte murée de la maison ; il usa de son autorité pour qu’on nous laisse passer, Jonas et moi.
J’avais cru que les hommes se mettraient à l’ouvrage dès l’instant où ils se retrouveraient à pied d’œuvre, sans plus de cérémonie. C’était ne pas tenir compte de la personnalité de l’alcade. Au tout dernier moment, il bondit sur le seuil de la maison murée, et imposa silence à la foule en agitant son chapeau.
« Chers visiteurs et amis villageois ! Vous n’aurez pas le temps de respirer trois fois que nous aurons abattu cette barrière et extirpé le brigand Barnoch de son trou. Qu’il soit mort, ou bien, comme nous avons de bonnes raisons de le croire, qu’il soit encore en vie : en effet ça ne fait pas tellement longtemps qu’il moisit ici. Vous savez tous le crime qu’il a commis. Il a collaboré avec les porte-couteaux de Vodalus, les informant de tous les déplacements de ceux qui auraient pu devenir leurs victimes ! Tous, vous vous dites, en ce moment même, qu’une trahison aussi infâme ne mérite aucune pitié, et vous avez raison ! Je l’affirme, oui, et tous nous l’affirmons ! Des centaines de personnes, des milliers, peut-être, gisent dans des tombes sans nom à cause du seul Barnoch. Des centaines et peut-être des milliers ont connu un destin encore pire !
« Cependant, avant que nous n’abattions ces pierres, je vous demande de réfléchir un instant. Vodalus a perdu un espion. Il va donc en chercher un autre. Par une nuit paisible, dans peu de temps, n’en doutons pas, un étranger va vous aborder. Il sera, c’est certain, d’une grande volubilité…
— Comme toi ! » cria quelqu’un, faisant rire tout le monde.
« Oui, mais il parlera beaucoup mieux que moi – je ne suis qu’un simple mineur, comme la plupart d’entre vous le savent. Ses discours seront bien doux, bien persuasifs, aurais-je dû préciser, et il vous proposera peut-être même de l’argent. Avant que vous ne lui disiez « d’accord », je voudrais que vous regardiez bien la maison de Barnoch telle qu’elle est maintenant, avec un mur à la place de la porte. Imaginez votre propre maison sans porte ni fenêtre – et vous-même enfermé dedans.
« Pensez aussi au châtiment que vous allez voir infliger à Barnoch quand nous l’aurons sorti d’ici… Parce que je vous le dis – et à vous les étrangers en particulier – ce que vous allez voir n’est que le début de la foire de Saltus ! Pour les manifestations des prochains jours, nous nous sommes acquis les services de l’un des meilleurs spécialistes de Nessus ! Vous verrez au moins deux personnes exécutées dans le style le plus officiel qui soit, à savoir la tête tranchée en un seul coup. La première est une femme, et nous utiliserons donc la chaise ! Voilà ce que bien des gens qui se piquent de tout savoir et d’avoir été partout n’ont jamais vu… Et vous verrez ensuite cet homme » – marquant un temps d’arrêt, l’alcade frappa du plat de la main les pierres qui obstruaient la porte et qu’éclairait un rayon de soleil – « ce Barnoch, mis à mort par la main d’un expert. Il se peut qu’il ait creusé un petit trou dans le mur, depuis le temps ; ils le font souvent. Ainsi peut-il entendre ce que je dis. »
Il éleva la voix, criant presque. « Si tu peux, Barnoch, ouvre-toi la gorge sur-le-champ. Si tu ne le fais pas, tu ne vas pas tarder à regretter de n’être pas mort de faim plus tôt ! »
Il y eut un moment de silence. J’étais bouleversé à l’idée de devoir pratiquer bientôt mon art sur l’un des partisans de Vodalus. L’alcade leva le bras droit bien haut, puis l’abaissa dans un geste plein d’emphase. « C’est parfait, mes gaillards, allez-y de bon cœur ! »
Les quatre hommes qui tenaient le bélier comptèrent un, deux, trois, comme s’ils s’étaient entendus d’avance, et se ruèrent sur la porte murée ; mais ils perdirent une partie de leur élan au moment où les deux premiers durent gravir la marche du seuil. Le bélier frappa bruyamment les pierres, sans autre résultat.
« D’accord, mes gaillards, reprit l’alcade. On recommence. Montrez un peu ce que valent les natifs de Saltus. »
Les quatre hommes chargèrent une deuxième fois, et pour cette tentative, les deux premiers franchirent le seuil plus rapidement. Les moellons qui bouchaient la porte semblèrent ébranlés, et une fine poussière de mortier s’éleva. Un grand gaillard à barbe noire sortit de la foule et alla se joindre à l’équipe de l’alcade. Tous les cinq s’élancèrent. Si le bruit, cette fois, ne parut pas plus fort, il fut par contre accompagné d’un craquement évoquant un os qui se brise. « Encore un coup », dit l’alcade.
Il avait raison. À la charge suivante, le bélier expédia une pierre à l’intérieur de la maison, et laissa un trou de la dimension d’une tête d’homme. Après quoi, les hommes ne prirent plus la peine de s’élancer ; ils se contentèrent de faire tomber les pierres restantes en balançant le bélier à bout de bras, jusqu’à ce que l’ouverture soit assez grande pour pouvoir livrer passage à un homme.
Un assistant auquel je n’avais pas prêté attention avait amené des torches, et un jeune garçon courut jusqu’à la maison voisine pour les allumer au feu d’une cuisinière. Les hommes de la garde armée s’en emparèrent. Faisant preuve de plus de courage que ce que m’avait laissé soupçonner la petite lueur rusée de son regard, l’alcade tira une courte matraque de dessous sa chemise et entra le premier. Tous les spectateurs se pressèrent contre les hommes en armes, et comme Jonas et moi nous nous trouvions au premier rang, nous fûmes tout de suite à la hauteur de l’ouverture.